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30 sept. 2015
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Isabelle Ginestet-Naudin (Bpifrance) : "En France, on ne se donne pas collectivement les moyens de susciter des initiatives solides"

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30 sept. 2015

Depuis le début de l’année, Bpifrance a activé son deuxième fonds Mode et Finance. Comme le premier opus créé en 2009 et qui est entré au capital de marques comme Bouchra Jarrar, Ami, Each Other ou Yiqing Yin, ce second fonds réalise des prises de participation minoritaire dans des marques de mode française, rentables et réalisant plus de 500 000 euros de chiffre d’affaires. Après Officine Generale et Adieu, au premier semestre, la structure a annoncé ses investissements dans les marques Lemaire et Roseanna. Et s’impose comme acteur incontournable du soutien à la création mode. Alors que la Fashion Week parisienne débute, Isabelle Ginestet-Naudin, directrice des fonds sectoriels, et Delphine Le Mintier-Jonglez, directrice d'investissements de Mode et Finance, détaillent la vocation de Bpifrance et livrent leur regard sur le financement de la création.

Delphine Le Mintier-Jonglez, directrice d'investissements de Mode et Finance et Isabelle Ginestet-Naudin, directrice des fonds sectoriels - Fashionmag


Fashionmag : Vous avez récemment annoncé les prises de participations dans les marques Roseanna et Lemaire. Comment ciblez-vous ces marques ?

Isabelle Ginestet-Naudin : Le plus souvent, nous suivons ces marques depuis longtemps. Avec Christophe Lemaire, nous sommes en contact depuis 4-5 ans. Son parcours est important. Il a suivi une courbe d’apprentissage qui a renforcé sa capacité à lancer sa propre marque. Il possédait une base créative. Mais BPI est un investisseur agréé par l’AMF. Nous devons agir en investisseur avisé. Pour investir dans une entreprise, il nous faut un binôme constitué du créatif et d’un directeur général.

FM : Dans votre choix, quelle est l’importance du produit, de l’identité de la marque, par rapport aux bilans comptables ?

Delphine Le Mintier-Jonglez : Elle est primordiale. Aujourd’hui il y a de plus en plus de marques qui émergent. Ce que nous cherchons, c’est un répertoire créatif distinct, quelque chose de différenciant qui permette d’apporter de la nouveauté au marché.  Pour nous, cette identité se traduit également dans les chiffres. C’est ce qui va faire que la marque va être commercialisée. Nous allons pouvoir également analyser la qualité de la distribution. Cet ensemble va nous permettre de juger l’offre.

IGN : Pour la marque, la volonté d’avoir une démarche créative qui rencontre son public est essentielle. C’est un point que l’on trouve chez les créateurs que l’on accompagne. On a pu constater la progression des interlocuteurs et l’intégration de ces obligations. C’est fondamental dans un secteur où vous avez des marques sur des business models nouveaux, à l’instar de Sézane.

Silhouette Lemaire Automne-Hiver 2015 - Lemaire


FM : Avez-vous un cadre rigide ou la définition des objectifs est-elle adaptée à chaque marque ?

IGN : Il y a des dénominateurs communs. Mais vous ne pouvez pas regarder une marque comme Lemaire comme vous allez regarder une marque comme Ami. Ce ne sont pas les mêmes courbes d’émergence, pas le même travail et ni le même positionnement. Vous ne retrouvez donc pas les mêmes contraintes ou facultés de distribution, ni le même accès au retail. Quel que soit le domaine, chaque investissement est unique.

FM : Il n’y a pas de matrice à suivre ?

IGN : Evidemment, il y a une matrice. Quel est le projet ? Est-il crédible ? S’inscrit-il dans une volonté de création de valeur ? J’en reviens à cette notion incontournable d’entrepreneuriat. C’est un business. Il existe des choses magnifiques, mais nous ne sommes ni mécène ni une fondation. Nous sommes là pour créer de la valeur, de l’emploi et de la richesse.

FM : Voyez-vous beaucoup de dossier qui correspondent à vos critères ?

Ce sont toujours des paris. Mais il y a toujours des marques qui se démarquent. La veille est absolument primordiale. Nous sommes présents sur le terrain, dans les salons et les rencontres avec un regard de financier, mais aussi d’expert de la mode. Aucun des derniers dossiers n’est passé par un intermédiaire. Il y a la nécessité d’aller à la rencontre des créateurs et de les suivre.

FM : Justement, la Fashion Week parisienne débute. Est-ce un moment important pour vous?

IGN : Bien sûr. Nous allons voir les défilés et visiter les showrooms. Et nous seront présents au Designers Appartement. Il y a évidemment cette notion de veille, mais c’est aussi une période de rencontres importantes avec des partenaires potentiels pour les marques de notre portefeuille. Comme dans toute aventure, la réussite repose sur la qualité des individus.

Silhouette Roseann automne-hiver 2015 - Roseanna


FM : Sur l’accompagnement, concrètement, comment se passe-t-il ?

IGN : C’est en fait un travail de tous les instants car ce sont de petites sociétés. Nous faisons intervenir des professionnels et des experts. L’accompagnement est essentiel et c’est un axe fort de Bpifrance comme accélérateur de croissance et de performance. Il est par exemple crucial  que ces entreprises puissent avoir une position de trésorerie d’une fiabilité totale et en temps réel. L’autre axe fort de Bpifrance c’est l’accompagnement à l’international. C’est capital, notamment pour les marques les plus créatives qui font plus de 50 % à l’export.

DLJ : Sur le suivi, par exemple avec Roseanna, nous avons identifié une dizaine de chantiers. Dès septembre, nous avons commencé à travailler. Cela peut être un sujet de branding, de comptabilité, d’offre de sourcing, de digital, de retail. Pour la marque, il y a un enjeu retail fort car l’objectif est d’ouvrir une première boutique. Nous essayons de structurer une équipe de qualité, d’avancer vite et d’ouvrir des portes.

FM : Le fonds Mode et Finance 2 a déjà réalisé une belle série d’investissements. Vous voulez aller plus vite qu’avec le premier fonds ?

IGN : Non. Nous sommes sur un rythme de deux investissements par an en moyenne. Cette année nous sommes allés plus vite car nous avions des dossiers qui arrivaient à maturité. Mais l’année prochaine, ce sera peut-être plus calme sur Mode et Finance et plus dynamique sur Patrimoine et Création.

DLJ : Notre objectif sur Mode & Finance 2, c’était de faire moins mais avec une capacité d’investissement plus importante. Le besoin d’accompagnement était primordial du fait de la petite taille des sociétés. Mais Mode et Finance 2 peut offrir bien plus que Mode et Finance 1. Nous pouvons monter jusqu’à 4 millions d’euros, en plusieurs tranches.

FM : Quel est le montant du fonds ?

IGN : Cela reste un fonds de 18 millions d’euros, donc on ne pourra pas faire énormément d’investissements à 4 millions d’euros. Nous prévoyons une dizaine de participations. Nous souhaitons avoir une action structurante pour qu’ensuite le marché prenne le relais.

FM : Sur Mode et finance 1, allez-vous bientôt engager la phase de désinvestissement ?

IGN : Les deux fonds sont sur des calendriers qui nous donnent un petit peu de temps. Même si parfois il y a des fenêtres qui s’ouvrent plus vite, comme avec Ami où on est venu nous chercher. La voie de sortie la plus probable reste celle des fonds d’investissement. Après, avec Yiqing Yin, nous avons une créatrice franco-chinoise qui peut tout à fait susciter une autre histoire. Cela pourrait être un adossement à un industriel chinois. Cela permettrait d’écrire cette histoire franco-chinoise qui a beaucoup de sens avec l’investissement nécessaire pour son développement.

Silhouette Yiqing yin automne-hiver 2015 - Yiqing Yin


FM : Il y a peu de capital investissement sur l’univers de la mode et encore moins sur la création. Comment l’expliquez-vous ?

IGN : Il peut y avoir quelques fonds ISF. Mais c’est un secteur très compliqué avec des ratios de retours sur investissement peu élevés. D’autant que notre ambition est de soutenir des marques durables, avec une offre forte et de qualité. Au départ, ce sont de toutes petites entreprises, fragiles. Donc elles n’entrent pas dans le radar des investisseurs. Il n’y a qu’un acteur d’intérêt général pour agir, toujours sans s’affranchir de ses devoirs d’investisseur. Dans ce pays, nous avons des marques ancestrales merveilleuses. Mais il faut en susciter d’autres pour continuer à être la capitale de la mode. Nous devons défendre cette attractivité car on voit que les autres acteurs ont très faim.

FM : Les grands groupes français du prêt-à-porter et du luxe portent-ils des initiatives ?

IGN : Il faut leur demander. Nous avions l’ambition de pouvoir rallier ces grands groupes autour de nous. Ils estiment que ce n’est pas leur métier. Lorsqu’on regarde ce qu’il se passe aux Etats-Unis, on voit une action collective avec les marques, les distributeurs et les médias. Au final, les marques qui ont émergé ces dernières années ne sont pas des marques françaises. En France, il y a des concours. C’est très bien, mais on ne se donne pas collectivement les moyens de susciter des initiatives solides.

FM : La mairie de Paris a communiqué sur sa volonté de créer des incubateurs et des pépinières dédiées à la mode. Ce seront de nouveaux partenaires pour vous ?

IGN : Je pense que cette initiative est très bonne. Il y a des incubateurs pour les nouvelles technologies depuis des années. C’est important de pouvoir être ensemble, même si c’est un secteur où les acteurs sont très indépendants. Il y a des choses indispensables et transverses qui peuvent être mutualisées. Maintenant, est-ce qu’on va aller faire notre marché chez eux, je n’en sais rien. Jusque-là, nous faisions sans eux et on fera avec eux avec grand plaisir.

FM : Dans ces phases de démarrage, le financement participatif est-il utilisé par les entreprises du secteur ?

IGN : Nous investissons dans des entreprises qui réalisent au moins 500 000 euros de chiffre d’affaires. Avant ce seuil, elles ont eu recours au love money, qu’il s’agisse de Business Angels ou de financement participatif. Mais ces sources de financement sont importantes et nécessaires.

DLJ : Cela reste du love money, mais les créatifs souhaitent tellement maîtriser leur image qu’ils estiment que le financement participatif va la dénaturer. Ils ne veulent pas montrer à tout le monde ce besoin d’argent. Ils ont donc recours aux concours qui leur permettent de financer en partie leur activité ainsi qu’aux contrats de stylisme extérieurs. Mais il y a clairement un manque sur l’amont de Mode et Finance. Et c’est une réflexion que nous menons afin de combler ce manque.

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