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29 juin 2020
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Aux Etats-Unis, l'inquiétant bilan des entreprises de mode en souffrance

Publié le
29 juin 2020

La pandémie de coronavirus a fortement ébranlé l’économie mondiale, en particulier aux Etats-Unis où les faillites se multiplient depuis des semaines, notamment dans la mode. John Varvatos, Sies Marjan, J.C. Penney, Neiman Marcus ou J. Crew : ce sont quelques-unes des dernières faillites déclarées.  Il n’est pas un jour sans qu’une entreprise du secteur ne succombe, des marques les plus petites aux maisons reconnues en passant par les enseignes les plus célèbres.


New York, l'une des villes les plus touchées par l'hécatombe de la mode américaine - PixelFormula


Même si diverses aides gouvernementales, entre autres via un plan de soutien de 3.000 milliards de dollars, ont été accordées aux entreprises américaines, beaucoup n’y étaient pas éligibles. Si certaines ont bénéficié de facilités de prêts bancaires et de reports d'impôts, plusieurs se trouvent en panne de liquidité et c’est aujourd’hui leur survie qui est en jeu, tandis que le spectre d’une cascade de banqueroutes menace l’économie du pays.
 
Il y a quelques jours, on apprenait que la marque de denim premium de Los Angeles Denim of Virtue, qui avait connu un certain succès notamment auprès des célébrités à la fin des années 2000, venait de mettre la clé sous la porte. Autre nom réputé dans l'univers du jeans, True Religion a eu recours au chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites dès avril et a demandé à pouvoir convertir plus de la moitié de sa dette en actions.

Connu pour son esprit rock, le new-yorkais John Varvatos, qui fêtait ses 20 ans cette année, s’est déclaré quant à lui en faillite en mai. La société ne devrait pas disparaître pour autant, car elle pourrait être rachetée par une filiale de son investisseur Lion Capital LLP.
 
Les grands groupes ne sont pas en reste. Le confinement a aussi mis à dure épreuve leur solidité financière. Nike affiche une perte nette trimestrielle de 790 millions de dollars quand celle de PVH, qui détient Tommy Hilfiger et Calvin Klein, atteint 1,1 milliard de dollars.

Acteur majeur de la mode aux Etats-Unis, spécialisé dans la réalisation de produits sous licence pour plus d'une centaine de marques (entre autres Calvin Klein, Tommy Hilfiger, Under Armour, Michael Kors), Centric Brands s’est placé sous la protection de la loi sur les faillites afin de se restructurer sous forme d’une société privée contrôlée par ses prêteurs de capital risque.

Des magasins amenés à fermer par milliers


 
Face à des ventes en forte baisse, Guess va fermer 100 magasins dans les 18 prochains mois, principalement en Amérique du Nord et en Chine. Les difficultés s’accumulent aussi pour le géant de la lingerie Victoria’s Secret, qui a déclaré en faillite sa branche britannique début juin, et devrait fermer 250 points de vente aux États-Unis et Canada, ainsi que son magasin amiral de Hong Kong.


La créatrice entrepreneur Diane von Furstenberg - PixelFormula


A la mi-juin, Diane von Furstenberg, la maison new-yorkaise fondée en 1972 par la styliste éponyme, a licencié 75% de ses 400 employés et fermé tous ses magasins, à l’exception de son adresse dans le quartier Meatpacking District de Manhattan, soit 18 points de vente. Les nombreux plans de relance engagés ces dernières années n’ont pas permis d’enrayer la chute des ventes, et le label, qui a fermé ses activités en Grande-Bretagne, aurait décidé de concentrer désormais ses efforts sur le marché chinois.
 
Détenue par le groupe de luxe LVMH, la griffe Marc Jacobs, qui a connu un passage à vide en 2017 et cherchait à se relancer depuis, a vu aussi ses efforts réduits à néant. Selon la presse américaine, elle aurait licencié près de 60 personnes et réduit son studio au strict minimum.
 
En fait, la plupart de ses entreprises en difficulté étaient surendettées bien avant l’apparition du Covid-19. La pandémie a surtout mis à jour les failles d’un modèle économique fonctionnant essentiellement sur le court terme et nécessitant en permanence du cash-flow pour faire face aux charges d’exploitation et aux traites bancaires. Le problème se pose surtout pour les PME, tandis que les grands groupes ayant des lignes de crédit ouvertes avec les banques, financent une grande partie de leur activité par endettement. 

Brooks Brothers, symbole des excès d'un secteur où les rabais servent à générer du trafic en boutique 


 
Brooks Brothers est une autre de ces marques américaines historiques qui se trouvent aujourd’hui au bord de la faillite. Fondée en 1818 et détenue par l’Italien Claudio Del Vecchio depuis 2001, fortement endettée, elle cherche à céder ses sites de production américains et serait en quête de financements, le temps de trouver un repreneur. Comme pour beaucoup d’autres acteurs de la mode, la crise du covid-19 a été la goutte qui a fait déborder le vase, précipitant une situation déjà critique et mettant à nu un modèle de business qui ne fonctionne plus.
 
Le label, qui souffrait déjà depuis longtemps de la désaffection du consommateur pour l’habillement formel, n’a pas su se renouveler. En cherchant ces dernières années à élargir sa gamme et sa clientèle, et en misant notamment sur les outlets, il a terni son image. A cela s’est ajouté le poids de ses nombreux points de vente, souvent trop grands et situés dans des emplacements prestigieux aux loyers coûteux et verrouillés par des contrats à long terme. Poussé à multiplier les rabais pour maintenir du trafic dans ses boutiques, Brooks Brothers a vu sa rentabilité s’effriter et sa situation financière se dégrader.
 
Le recours aux promotions systématiques s’est amplifié de la part des grandes marques américaines pour faire front face aux enseignes de fast-fashion, allant affaiblir un système aujourd’hui asphyxié par un mécanisme pervers, par ailleurs fragilisé par la montée en puissance des ventes en ligne qui se sont encore accrues avec le confinement.


Le flagship et le siège de Brooks Brothers sur Madison Avenue - brooksbrothers.com


Comme le rappelait Luca Solca, analyste senior en charge du luxe chez Bernstein, à l’occasion de la récente visioconférence organisée par Altagamma sur les consommateurs et le retail dans le luxe, "il y a quinze, vingt ans, les méga-marques américaines telles que Michael Kors et Coach et celles européennes appartenant aux colosses LVMH et Kering étaient quasiment côte à côte en termes de productivité du retail, affichant près de 15.000 euros au mètre carré. Mais aujourd’hui, elles voyagent dans deux catégories différentes."

"Tandis que Gucci et Louis Vuitton surfent autour de 40.000 euros au mètre carré, Coach et Michael Kors sont descendues à un niveau quatre fois inférieur. Si on y ajoute le coût fixe de loyers très élevés, les griffes avec une faible rentabilité au mètre carré auront toujours plus de difficultés à gagner de l’argent, d’autant qu’elles sont entrées dans le cercle vicieux des promotions", poursuit-il.
 
La crise actuelle a poussé, par exemple, Michael Kors à repenser en profondeur le rythme de ses collections et à renoncer à défiler durant la Fashion Week de New York en septembre prochain. Cette décision intervient alors que la pandémie de Covid-19 a fait émerger les distorsions de l’actuel système de la mode, avec ses rythmes effrénés et sa surproduction, engendrant une prise de conscience auprès de nombreux créateurs. 

Les faillites de grands magasins ont précipité la chute des créateurs aux reins fragiles


 
Même des réalités plus jeunes et plus souples ont dû mettre la clé sous la porte. A l’instar de la marque de luxe Sies Marjan, lancée en 2015 par le créateur Sander Lak avec le soutien de la millionnaire Nancy Marks. En juin dernier, la griffe distribuée dans les principales boutiques "top" multimarques avait choisi Paris pour le premier défilé de sa collection masculine.
 
"Le problème, c’est qu’elle était distribuée surtout par les department stores. La mise en faillite de Barneys, l’été dernier, a provoqué une onde de choc et mis à mal de nombreuses marques aux États-Unis. Les grands magasins sont au centre du business des labels américains. Avec leurs innombrables points de vente, leur fermeture a eu un impact ravageur, surtout pour les labels avec les reins moins solides", souligne Lucien Pagès, dont l’agence de communication comptait Sies Marjan parmi ses clients.
 
"Les marques américaines sont fortement dépendantes des distributeurs, eux-mêmes en situation très précaire. Du coup, des entités très fragiles se sont trouvées encore plus fragilisées. Barneys, mais aussi une enseigne comme Opening Ceremony ont fermé avant cette crise", enchérit Serge Carreira, spécialiste de la mode et du luxe et maître de conférences à Science Po.
 

Le dernier défilé de Sies Marjan en février à New York - © PixelFormula


 
"La situation aux États-Unis est complexe. Ce sont ces mêmes grands magasins qui ont poussé les marques à multiplier les collections, les stocks et les discounts les plongeant dans un emballement infernal et vicieux d’accumulation et de marges qui baissent, en fragilisant parallèlement tout le système", note-t-il.
 
L’an dernier, Barneys et Forever 21 ont donné le la, se déclarant respectivement en faillite en août et septembre 2019. Depuis, l’enseigne et la marque fétiche des adolescents ont été reprises par le groupe Authentic Brands. En mai, le Covid-19 a porté le coup de grâce à trois autres fleurons du commerce américain : J. Crew, J.C. Penney et Neiman Marcus, dont le magasin Bergdorf Goodman est situé sur la célèbre Cinquième avenue tout près de l'entrée de Central Park à Manhattan.

Dernière annonce en date : celle de l'emblématique chaîne de grands magasins Macy's, jeudi 25 juin, qui envisage de supprimer 3.900 postes pour se restructurer. Avec l’entrée à son capital du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, un des actionnaires du quotidien français Le Monde, l’entreprise essaie de lever des milliards de dollars pour se maintenir à flot, avaient indiqué des sources bancaires en avril.

Le modèle des malls, ces grands complexes commerciaux, a du plomb dans l'aile



La crise sanitaire a certes accéléré la désaffection pour ces enseignes au profit du e-commerce. Mais les grands magasins sont confrontés aussi depuis longtemps à une profonde mutation du commerce américain, qui s’est traduite notamment par le déclin des malls et l’essor de boutiques ayant pignon sur rue, à l’européenne. Par ailleurs, le pays compte beaucoup plus de magasins.

"Le Covid-19 a accéléré le déclin d’un certain type de wholesale. Les chaînes des grands magasins américains étaient dans une position d’extrême fragilité déjà depuis des décennies et se trouvent désormais en grande difficulté", observe Luca Solca.  
 
"Barneys avait déclaré la faillite même avant la pandémie, et durant la crise sanitaire Neiman Marcus et Bergdorf Goodman lui ont emboîté le pas. Cela est lié à une approche particulière des department stores américains qui ont toujours eu comme mission d’avoir plusieurs centaines de points de vente", explique-t-il.


Bergdorf Goodman du temps de sa splendeur - PixelFormula


Une hécatombe qui assombrit le tableau économique des États-Unis. La situation est d’autant plus explosive que les disparités se sont accentuées dans le pays, touché récemment par les émeutes anti-raciales, tandis que la crise sanitaire est loin d’être réglée. Le regain de cas de Covid-19 a obligé en effet certains magasins à refermer leurs portes ces derniers jours dans certaines villes, alimentant la crainte d’un ultérieur ralentissement du marché.
 
Alors que la première économie du monde affichait le plein emploi au début de la pandémie, elle a atteint en mai son niveau de chômage le plus élevé depuis 1929. Son produit intérieur brut, qui a reculé de 5% au premier trimestre, pourrait bien s’effondrer de 8% cette année, estiment les analystes. Quant à la reprise, elle risque d’être plus longue et difficile que prévu, comme l’a indiqué la banque centrale des États-Unis. Selon l’économiste américain Nouriel Roubini, il faudra attendre cinq ans avant que la situation ne revienne à la normale.
 
 

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