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Barbara Werschine (Éric Bompard): "Sur le cachemire, il n’y a pas d’appellation d’origine contrôlée"

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3 nov. 2021

Depuis quelques mois, les équipes créative, administrative, commerciale et de direction d'Eric Bompard ont quitté la ville de Saint-Ouen, en région parisienne, pour rallier le nouveau siège dans le XVIème arrondissement de la capitale. C'est dans ces nouveaux locaux situés à quelques pas de la place de l'Etoile, et où s'animent 80 des 300 salariés de l'entreprise française, que nous rencontrons Barbara Werschine, la directrice générale de la griffe de cachemire. La dirigeante, anciennement vice-présidente Europe de Zadig et Voltaire, qui est aussi passée par les maisons Louis Vuitton, Céline et Hermès dans sa carrière, a pris en main l'avenir de Bompard début 2020, seulement quelques semaines avant le premier confinement. Pour FashionNetwork, elle revient sur cette période particulière et sur son impact sur l'activité de la marque. Elle détaille aussi la trajectoire empruntée par la marque depuis que celle-ci a intégré le groupe de Xavier Marie, Compagnie Marco Polo, à l'occasion de son rachat en 2018 par le consortium également composé d'Apax Partners et Bpifrance. Avec son équipe de direction qu'elle a recomposée, Barbara Werschine détaille la manière dont elle entend défendre le positionnement haut de gamme d'Eric Bompard en France, bien sûr, mais aussi très prochainement de manière plus prégnante à l'international.


Barbara Werschine - Eric Bompard


FashionNetwork.com : L’hiver est la grosse saison d’activité pour Bompard. Votre sourcing de matières et votre production sont situés en Mongolie intérieure. Allez-vous pouvoir proposer vos pulls en magasins cet hiver malgré les difficultés actuelles de confection et d'acheminement?

Barbara Werschine : Oui, nous avons aujourd’hui reçu 100% de notre collection. C’est grâce à une relation de confiance avec des partenaires qui dure depuis 35 ans. Ils connaissent parfaitement les quantités que nous leur achetons donc ils peuvent anticiper sur la production, mais aussi anticiper sur la réservation des transports. Et ils se sont démenés pour trouver des solutions. Notre catalogue arrive fin août dans les boîtes aux lettres des clients. Et début septembre, nous avions 90% de la collection en entrepôt.

FNW : Donc la crise actuelle de la production et des transports n’a pas d’impact pour vous?

BW : Ce que cela a provoqué, c’est que pour le printemps-été 2022, nous avons diversifié les modes de transport, avec le train et l’avion mais pas le bateau car actuellement ce n’est pas assez fiable. La contrainte de ces changements, c’est d’anticiper et d’organiser l’amont. Nous l’avons fait pour ne pas être dépendants d’un mode de transport sous tension, et ceci afin d’être très organisés pour l’hiver suivant.

FNW : Vous avez pris la direction d'Eric Bompard début 2020, juste quelques semaines avant le premier confinement. Comment avez-vous adapté le projet pour lequel vous aviez décidé de rallier la marque avec ce contexte exceptionnel?

BW : En réalité, je n’ai pas pensé à cela. C’est comme dans la vie normale quand on s’adapte aux aléas. Il y a la prise de fonction, l’engagement au quotidien...  J’adore cette maison, et j’ai découvert, en plus, un potentiel énorme. Le projet pour lequel je suis venue est resté entier. Le challenge supplémentaire était de comprendre très rapidement les bonnes clés pour Bompard. Ces deux années qui viennent de s'écouler, avec la pandémie et ses impacts, ont demandé d’avancer avec intuition mais aussi d’utiliser mes 25 années d’expérience dans le secteur.

FNW : Qu’est-ce que cette période a changé?

BW : Dans cette situation, il a fallu appliquer des éléments de gestion de rigueur et de connaissance du secteur. Cela signifie réduire les achats sans pénaliser l’activité. C’est du pilotage fin, mais je pense que les maisons qui sont présentes sur le marché aujourd'hui l’ont fait.

Nous avons surtout redoublé d’attention pour les clients alors que les boutiques étaient fermées.  Bien sûr, via notre site internet, mais aussi grâce à un formidable service de conseillers de vente à distance basé à Paris et Saint-Ouen. Pendant la période Covid, nos équipes du retail ont aussi travaillé avec eux. C’était réactif et opérationnel.

Enfin, parce que la vie de l’entreprise ne s’arrête pas à la gestion de cette situation Covid, il fallait se préparer aux étapes suivantes, rester dans la continuité de la stratégie née du rachat en 2018.

FNW : Sur 2021, est-ce que votre activité revient au niveau de 2019?

BW : Largement ! Avec une fin d’exercice décalée à fin mars, nous avons vécu une pleine année Covid (d‘avril 2020 à mars 2021). Le digital a compensé en partie les reculs mais n’a pas tout rattrapé. Mais nous préférons regarder en effet par rapport à l'exercice 2019. Là, la saison démarre très fort. Nous restons prudents mais nous devrions terminer au-dessus de 2019, aux alentours de 90 millions d’euros de chiffre d’affaires. Bompard est une marque profitable et solide. Les efforts depuis le rachat paient. Nous avons formé les équipes de vente, nous avons travaillé le produit, les canaux, la communication. En alignant tout, cela commence à porter ses fruits.

FNW : Pouvez-vous préciser ce que vous et votre équipe avez modifié ces 18 derniers mois?

BW :
Nous avons reposé des fondamentaux pour revitaliser la marque et être prêts à accélérer. Nous avons travaillé en profondeur cet ancrage, notre ADN et élaboré notre plateforme de marque. Pour nous, elle se définit comme "Signes intérieurs de richesse".


La campagne actuelle de la marque - Eric Bompard


FNW : C'est-à-dire?

BW :
Nous sommes remontés à son origine. C’est une marque née d’un entrepreneur qui est allé aux sources de la matière en Mongolie en 1984, à une époque où il n’y avait pas d’autres marques sur ce marché du cachemire. Nous avons donc la capacité à tracer jusqu’à la matière en remontant aux élevages de chèvres. Et sur le produit, Bompard offre un style, un chic, avec des couleurs franches pour permettre à chaque client d’être lui-même. Nos clients fidèles recherchent ce produit non ostentatoire, qu'ils se transmettent. C’est une valeur sure, un produit premium, à la frange du luxe.
 
FNW : La marque Eric Bompard est reconnue pour ses matières naturelles et particulièrement son cachemire...il n’y a pas de polyester dans votre offre?

BW : Jamais ! Nous n’y pensons même pas. Nous restons dans les matières nobles et naturelles. Nous proposons des mélanges mais avec du lin-cachemire, soie-cachemire. Quand nous allons chercher du coton, c’est du coton bio. Ces choix sont faits pour apporter une qualité mais jamais pour dégrader le prix final.

FNW : Comment analysez-vous le marché du pull cachemire?

BW :
Il y a eu l’émergence de nombreux acteurs. Sur le cachemire, il n’y a pas d’appellation d’origine contrôlée. Mais même si c’est le même nom, ce n'est pas le même grade de qualité. Nous, nous achetons la fibre, nous définissons nos couleurs à la nuance près, puis nous teignons le poil en fibre avant même qu’il soit filé et retordu. Cela confère de la profondeur et une qualité dans la durée. Il y a d’autres acteurs qui sont plus dans la mode. Ces acteurs achètent un produit fini, là où nous maîtrisons l’ensemble de la chaîne.


Collection Eric Bompard Automne-Hiver 2021 - Eric Bompard


FNW : Vous parlez de l'origine et de la qualité. Comment valorisez-vous et prouvez-vous cela?

BW :
Nous n'utilisons que du grade A, il s’agit de la meilleure qualité, identifiée dès le sourcing. Nous y associons des certifications. Nous avons 92% de la collection en Made in Green (Certifcation qui compile plusieurs étape Oeko tex). C’est un engagement fort. Nous sommes la deuxième marque française à proposer ce niveau de certification. Pour le client, c’est tangible via le numéro d’identification qui permet de connaître la composition et le sourcing du produit. Nous avons en plus le "Good Cashmere Standard" sur une autre partie de la production.

FNW : Est-ce incontournable, aujourd’hui, d’obtenir ces certifications?

BW :
Oui. Quand on est référent, on a des devoirs. Bompard a été le premier à apporter le cachemire en Europe. Nous devons donc être précurseurs. Cela veut dire qu’en étant exemplaire, les autres seront obligés de s’aligner. La certification est une attente de nos clients. En tant que marque, on peut raconter ce qu’on veut. Et les clients se sont sentis tellement de fois floués, que, oui, il faut obtenir ces certifications internationalement reconnues. Le client comprend que vous faites l’effort de lui permettre de consommer responsable.
 
FNW : Vis-à-vis du Made in France, même si la matière n’est pas issue de France, est-ce que c’est un sujet que vous regardez?

BW :
Nous sommes en cours de travail sur ce sujet. En effet, pour la matière, la chèvre a besoin des conditions extrêmes et de l’environnement propre à la Mongolie pour produire le duvet d’exception. Au XIXe siècle, les Ecossais ont essayé d’en importer pour pouvoir mettre du cachemire dans les Highlands, mais cela n’a pas fonctionné. Pour le Made in France, nous devrons importer cette matière et regarder le coût et l’empreinte carbone. Mais nous sommes en contact avec des acteurs français, notamment via notre actionnaire Bpifrance qui est à la pointe sur ces sujets, pour mettre sur pied des pilotes. La priorité est aussi de préserver le savoir-faire que l’on a toujours en France.

FNW : Vous insistez sur la durée de vie des produits Bompard, comment l'assurer?

BW : Pour moi, un produit Bompard a plusieurs vies. Les clients se le transmettent. Mais il peut avoir des accidents de la vie, des accrocs. Alors nous offrons un service de réparation. Nous avons quatre remailleuses dans nos équipes qui sont capables de miracles. Aujourd’hui, c’est encore confidentiel car on a peur du tsunami. Mais c’est un service exceptionnel. 
 

Les équipes créatives d'Eric Bompard ont imaginé une collection avec l'artiste Olivier Masmonteil (au centre) - Eric Bompard



FNW : Vos vitrines présentent actuellement la collaboration avec l’artiste Olivier Masmonteil. Qu’est-ce que cela apporte?

BW : A travers notre campagne pour la saison, nous avons voulu toucher nos clients en les rassurant, leur montrer que Bompard reste bien ancré dans son histoire tout en étant dans son temps. Avec Olivier Masmonteil, c’est différent. C’est la rencontre de deux forces créatives entre la directrice de création et un peintre qui travaille la matière et la couleur. Nous avons envie d’explorer de nouvelles choses autour de l’art et la création, et nous continuons des collaborations qui font écho avec l’histoire de Monsieur Eric Bompard, le "Steeve Jobs du cachemire" en France. C’est une histoire que nous devons raconter à nos clients. C’est aussi pour cela que nous allons apporter beaucoup plus de contenus via les réseaux sociaux mais aussi le site. Et nous parlons aussi avec des produits.

FNW : C’est-à-dire?

BW : Nous avons lancé la capsule Absolu Bompard. C’est la quintessence de l’offre maille. Ce sont les trois couleurs de la chèvre, sans teinte. Des savoir-faire de points, de technique, que l’on fait renaître. Nous sommes un référent du cachemire, nous avons aussi le devoir de continuer à faire vivre ces métiers, ces savoir-faire et de l’expliquer au client.
 
FNW : C’est le cœur de Bompard cette capsule Absolu?
 
BW : C’est le haut de la pyramide. Ce sont des quantités réduites. Nous sommes allés acheter la matière, nous avons trouvé le sourcing, puis la filature et le tricoteur. Nous avons recomposé une chaîne. C’est le Graal. Nous avons débuté avec une première collection l’an dernier et nous réservons ce projet pour l’hiver. Nous cherchons des laines dans des régions du monde comme si c’était des crus, des millésimes. Cela nourrit le reste de la marque car quand vous êtes capable d’aller au summum de la matière et de la technicité, c’est un gage pour le client de votre capacité à lui proposer un produit premium.


Collection Absolu Bompard - Eric Bompard



FNW : Et sur le bas de la pyramide, avez-vous modifié l’approche de la maison depuis votre arrivée?

BW : Nous ne travaillons pas particulièrement le bas de la pyramide. Je ne pense pas qu’il faille changer cela pour attirer. Nous avons un prix de revient élevé car nous avons un produit de qualité. Et plutôt que de dégrader des prix, je préfère offrir plus de produits d’entrée comme des gants ou une magnifique étole en voile de cachemire.
 
FNW : Quelle est la part de nouveautés chaque saison chez Bompard?

BW : L’été, nous avons plus de produits saisonniers. Mais globalement nous avons de plus en plus de nouvelles formes que l’on décide de faire durer car les clients les redemandent. Au final, nous avons environ 80% de produits intemporels. Le saisonnier permet d’avoir un parti pris fort sur lequel la marque peut exprimer son renouveau créatif.
 
FNW : Cela permet aussi d’animer votre proposition en ligne et en magasin. Comment la période de dix-huit mois qui vient de s’écouler à modifier votre façon de faire?

BW : Nous avons fortement accéléré sur le digital. Aujourd’hui l’e-commerce représente entre 25% et 30% de notre chiffre d’affaires. Dans la continuité de cela, nous avons lancé un projet d’omnicanalité. Jusqu’à janvier 2022, nous le déployons pour offrir à nos clients toutes les possibilités, du click& collect au ship from store en passant par l’e-réservation. Nous travaillons sur une connaissance approfondie de notre client.

FNW : C’est-à-dire?

BW : C’est-à-dire que c’est pour le servir au mieux, lui réserver des produits et être à l’écoute de son besoin. Nous avons plusieurs points de contact avec lui. Nous avons le catalogue, ce qui est assez unique. Les clients décident s’ils veulent recevoir des courriers et le catalogue dont nous avons revu l’éditorial. En ce qui concerne les newsletters, nous évitons de les bombarder de sujets qui ne les concernent pas. Le troisième point, ce sont les réseaux sociaux et là aussi nous agissons avec parcimonie sur les « push » et sommes vigilants sur les profils ciblés. Et enfin en magasins, nous récoltons leur coordonnée en explicitant leur utilisation.

FNW : Sur les réseaux sociaux, le client Bompard est-il en attente d’éditorial ou est-ce un relais commercial?

BW : Il y a les deux profils. Nous avons un taux de clics et de réponse commerciale incroyable à nos newsletters. Le pull Bompard est aussi un cadeau parfait. Il faut être réaliste, nous avons peu d’acheteurs de 18 ans. Ce jeune n’a pas le pouvoir d’achat, mais peut posséder un pull parce qu’on lui a offert. Donc nous devons en permanence nous adresser à l’acheteur et à l’utilisateur de nos produits. Et sur les réseaux sociaux, nous sommes en train de lancer notre shoppable experience. Je pense qu’il y a des clients qui apprécient ce type de service.


Bompard initie sa Shoppable Experience sur les réseaux sociaux - Eric Bompard



FNW : En ce qui concerne vos ventes en direct, votre réseau physique a-t-il évolué?

BW : Le retail n’est pas mort! Avec l’omnicanalité, il est même indispensable. D’autant plus pour Éric Bompard qui est une marque premium avec des conseillers de vente. Le produit cachemire est technique et nous avons des personnes qui accompagnent le client selon ses goûts, sa couleur de peau, de cheveux... Nous avons depuis la création plus de 2.000 couleurs, 160 nuances de bleu… Pour choisir, c’est mieux d’être accompagné. 

Cette année, nous n’avons pas fermé de boutiques. Nous allons en déplacer certaines pour capter des opportunités. Nous avons 65 points de vente en Europe, majoritairement avec nos boutiques et dans les grands magasins en France. Nous avons un maillage français extrêmement dense, et nous sommes dans six pays européens (UK, Luxembourg, Pays Bas Allemagne, Belgique et Suisse). Sans être présents physiquement, nous avons déjà une forte clientèle sur des marchés en Asie et aux Etats-Unis ainsi qu’en Scandinavie. Il y a donc un potentiel.

FNW : En vous projetant à moyen terme, comment voyez-vous évoluer la marque?

BW : Dans notre business plan à cinq ans nous visons d’avoir des hubs dans de grandes villes comme Londres par exemple. Puis de travailler avec des partenaires wholesale, avec des grands magasins et des multimarques indépendants. Nous voulons conserver une empreinte forte de la France, qui aujourd’hui réalise la majorité de nos ventes avec 55 boutiques. Et ensuite être présents avec le bon standing avec El Corte Ingles en Espagne, la Rinascente en Italie, IFC à Hong Kong ou encore NK à Stockholm. Nous allons commencer à partir de 2022.


FNW : Quel pourrait être le chiffre d’affaires dans cinq ans?

BW : Ce qui serait bien ce serait de multiplier le chiffre d’affaires par deux. Mais aujourd’hui, plus personne ne s’accroche réellement aux business plans. Nous savons que nous devons être capables de nous adapter aux contraintes qui apparaissent. L’important c’est de construire une stratégie qui permette de générer la croissance. Et nous sommes soutenus en cela par nos actionnaires.
 

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