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Chine : de grandes marques liées au travail forcé des Ouïghours ?

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2 mars 2020

La Chine a transféré des dizaines de milliers de membres de la minorité musulmane ouïghour, détenus dans des camps d'internement, vers des usines fournissant au moins 80 des plus grandes marques mondiales, affirme lundi un centre de réflexion australien dans un rapport détaillé. Un document d'autant plus édifiant qu'il s'appuie largement sur des documents et chiffres publics des entreprises et préfectures concernées.


Là où les ONG parlent de "camps de rééducation", Pékin mentionne des "centres de formation professionnelle" - Shutterstock



Entre 2017 et 2019, ce sont ainsi plus de 80 000 Ouïghours, détenus dans la région du Xinjiang (nord-ouest), qui auraient été transférés dans des usines "appartenant aux chaînes d'approvisionnement de 83 marques connues mondialement dans la technologie, le textile et l'automobile", affirme l'Institut australien de stratégie politique (ASPI). "Des usines recourent au travail forcé des Ouïghours dans le cadre d'un mécanisme de transfert encadré par l'État (chinois), ce qui entache des chaînes de production à l'échelle mondiale", insiste-t-il dans un volumineux rapport de 56 pages.
 
Parmi les 83 marques et entreprises épinglées se trouvent de grands groupes chinois, parmi lesquels des constructeurs automobiles, mais aussi des fleurons technologiques comme Haier (électroménager), Huawei ou Oppo (smartphones). Mais sont également cités de grands noms étrangers de l'électronique (AppleSonySamsungMicrosoft, Nokia...) et de l'automobile (BMW, Volkswagen, Mercedes-Benz, Land Rover, Jaguar...).

Et, sans surprise, la mode est largement citée. Sont listées H&M, Gap, Zara et Uniqlo pour les grandes enseignes, ainsi que Nike, Adidas, Puma, Li Ning, Skechers, The North Face et Fila pour le sport/outdoor. Sans oublier Abercrombie&Fitch, Lacoste, Calvin Klein, Cerruti 1881, Jack & Jones, Polo Ralph Lauren, Tommy Hilfiger, Victoria's Secret, Zegna et autres.

Le cas Nike à la loupe



L'étude se penche particulièrement sur le cas de Quingdao Taekwang Shoes, sous-traitant de Nike Inc installé dans la province du Shandong, à mi-chemin entre Pékin et Shanghai. Une usine présentée comme un "modèle d'émulation" par les autorités chinoises. Depuis 2007, quelque 9 800 Ouïghours ont été amenés dans la province du Shangdong pour travailler dans cette usine, selon les chiffres communiqués localement par l'entreprise elle-même. Celle-ci évoque même "60 promotions" d'ouvriers s'étant succédé. Le tout dans un cadre industriel sous haute surveillance.

"Les photos de l'usine publiée en janvier 2020 montrent que le complexe est équipé de tours de guet, de fil de fer à rasoir et de clôtures en fil de fer barbelé orientées vers l'intérieur", indique le rapport. "Les travailleurs ouïghours étaient libre de se promener dans les rues autour de l'enceinte de l'usine, mais leurs allées et venues étaient très surveillées par un poste de police situé à la porte latérale, et équipé de caméras de reconnaissance faciale (…). Les travailleurs (dont la plupart ne parlent pas le Mandarin, ndlr) vivent dans des bâtiments voisins de l'usine offrant des logements séparés de ceux des travailleurs locaux".

Les autorités chinoises et la direction du sous-traitant de Nike se rencontreraient périodiquement afin d'identifier d'éventuels foyers d'insurrection parmi les travailleurs. L'enjeu est d'importance au regard d'une sensible accélération de l'afflux de travailleurs ouïghours : entre 2017 et 2018, quelque 4 710 d'entre eux auraient été transportés du Xinjiang au Shangdong, dépassant les objectifs de croissance fixés localement. De retour au Xinjiang, les préfectures en charge affichent fièrement les résultats : en janvier 2018, un média local publiait une lettre de remerciement écrite, en mandarin, par 130 travailleurs, envoyée au Qingdao. Message où ils précisent avoir compris les dangers de l'extrémisme religieux et voient maintenant "une belle vie qui les attend".

Nike fait à l'année produire 7 millions de paires de chaussures par Quingdao Taekwang Shoes. Sollicité, le groupe américain répond pour l'heure de manière succincte. "Nous respectons les droits de l'Homme dans notre chaîne de valeur étendue, et nous nous efforçons toujours de mener nos activités de manière éthique et responsable. Nous nous sommes engagés à faire respecter les normes internationales du travail dans le monde entier", indique la porte-parole Sandra Carreon-John au Washington Post. Qui souligne que les fournisseurs du groupe sont "strictement interdits d'utiliser tout type de prison, de travail forcé, ou de servitude".

Les conditions de travail au cœur des questions des clients



Également mis en cause par le rapport, le français Lacoste se montre ferme mais prudent. "La Charte d’Éthique que nous soumettons à tous nos partenaires interdit l’utilisation de toute forme de travail forcé ou obligatoire", indique la direction à FashionNetwork.com. "Nous conduisons des audits réguliers sur l’ensemble de nos partenaires et sous-traitants. A date, aucun des audits conduits n’a conclu à l’utilisation de travail forcé dans les usines partenaires de Lacoste. Toutefois, en tant qu’entreprise dont les principes éthiques et les processus d’audit sont rigoureux et structurés, nous sommes bien sûr en train d’enquêter de manière approfondie, en interne et auprès de nos fournisseurs, sur les détails de ce dossier (…) Lacoste condamne toute atteinte aux droits de l’Homme et aux accords internationaux et prend très au sérieux toutes les formes de violation des droits de l’Homme et du Travail".

Egalement contacté, Adidas indique avoir d'ores-et-déjà agit sur ce terrain. "Les normes d'Adidas concernant les lieux de travail interdisent strictement toute forme de travail forcé et carcéral, et s'appliquent à toutes les entreprises de notre chaîne d'approvisionnement", indique l'entrepris. "Après les première allégations au printemps 2019, nous avons immédiatement et explicitement donné pour instruction à nos fournisseurs de ne pas s'approvisionner en produits ou en fil de la région du Xinjiang. Le recours au travail forcé par l'un de nos partenaires entraînera la résiliation du partenariat".


Les bâtiments d'un centre de rééducation où seraient emprisonnés des Ouïghours à Hotan, dans la région du Xinjiang, le 31 mai 2019 en Chine - AFP/Archives - GREG BAKER


Une étude menée par la chaire Institut Français de la Mode / Première Vision révélait en septembre 2019 que les conditions de travail sont, pour les consommateurs internationaux, le troisième critère de durabilité des produits d'habillement. Ce point est le premier cité pour 17,2 % des consommateurs français interrogés, 15,8 % pour les Italiens et 13,3 % pour les Américains. Les Allemands étant particulièrement soucieux de la question, avec 30,3 % du panel local fixant le social comme premier critère de durabilité. Une importance globale dans laquelle se ressent encore l'impact du Rana Plaza. L'effondrement meurtrier de l'usine bangladaise en 2013 avait forcé les donneurs d'ordres étrangers à montrer davantage patte blanche dans le choix de leurs fournisseurs.

Le gouvernement reconnait des "forces de travail excédentaires"



Les autorités chinoises ont engagé au Xinjiang une politique de sécurité maximale en réponse aux violences inter-ethniques ayant ensanglanté la vaste région ces dernières années, souvent imputées par les autorités à des séparatistes ouïghours. Plusieurs organisations de défense des droits de l'Homme accusent la Chine d'avoir interné au Xinjiang au moins un million de musulmans dans des "camps de rééducation". Pékin dément ce chiffre et parle de "centres de formation professionnelle" destinés à soutenir l'emploi et à combattre l'extrémisme religieux.

Or, selon le rapport du think-tank australien, les ouvriers ouïghours transférés dans des usines dans le reste de la Chine restent privés de liberté et contraints de travailler sous étroite surveillance. "Les entreprises bénéficiant du travail forcé des Ouïghours dans leur chaîne de production enfreignent les lois qui interdisent l'importation de biens produits en ayant recours au travail forcé", note-t-il.

Le rapport appelle les groupes épinglés à "conduire des enquêtes immédiates et approfondies sur le respect des droits de l'Homme dans les usines les fournissant en Chine, y compris avec des inspections et des audits indépendants et rigoureux".

L'AFP a contacté certaines des entreprises concernées par cette accusation. Les autorités du Xinjiang et le ministère des Affaires étrangères n'étaient pas disponibles dans l'immédiat pour réagir. Officiellement, le gouvernement reconnaît transférer des "forces de travail excédentaires" du Xinjiang vers d'autres régions au nom de la lutte contre la pauvreté.

(avec AFP)

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