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15 févr. 2022
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Comment la crise a redéfini les relations entre marques et détaillants

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15 févr. 2022

Depuis près de deux ans, les confinements et restrictions sanitaires limitant les déplacements et les rencontres ont forcé les détaillants multimarques et les acheteurs des grands magasins à repenser et adapter rapidement leur manière d’acheter des produits mode pour garnir leurs points de vente. Quelles adaptations ont dû mettre en place les marques pour coller aux nouvelles attentes de leurs revendeurs? Etat des lieux de ces relations commerciales remodelées, témoignages à l’appui.


Shutterstock


Les échanges virtuels ont pris le relais



Dès le début de la crise, au printemps 2020, la griffe de mode parisienne Berenice a investi dans de nouveaux outils digitaux pour garder le lien avec les détaillants, en présentant son offre sur la plateforme Joor, un showroom BtoB en ligne. "Cela demande un vrai travail de shooting et de référencement des produits, mais cette présence sur le web nous permet d’assurer les commandes quand les clients multimarques ne peuvent pas se rendre dans notre showroom", expose Cécilia Maynou, responsable commerciale de la marque parisienne. "Après chaque commande en ligne, nous contactons systématiquement le client pour vérifier les articles et volumes choisis". Des appels vidéo sont aussi organisés depuis le showroom, pour présenter les vêtements face caméra aux gérants de boutique. Une solution "d’urgence" qui s’est pérennisée dans le temps.

Face aux contraintes, le marché de la mode a donc opéré une digitalisation accrue du processus de commande, non sans bousculer les acheteurs. "Il est très difficile d’acheter seul sur les sites BtoB! Le rôle du vendeur qui explique la collection est essentiel. Nous avons besoin de rendez-vous téléphoniques ou en visio d’environ trente minutes. Nous apprécions le fait de voir les lookbooks et un mannequin cabine en ligne", exprime un acheteur de grand magasin au sein de l’étude sur les nouveaux enjeux du wholesale en France* présentée par la plateforme française Le New Black, dont le showroom virtuel s’adresse aux professionnels de la mode depuis 2009. Un autre acheteur livre sa réticence: "Il est rare pour moi de sélectionner et d’acheter une marque si elle est uniquement présente virtuellement sans l’avoir vue avant."
 
Malgré tout, les plateformes en ligne s’imposent désormais comme un maillon incontournable. Et les marques investissent pour s’y développer. "Nous avons donné à nos acheteurs professionnels un accès direct à notre offre 24h/24h et 7/7 jours, soit 4.000 produits sur notre portail digital personnalisé. […]. Dès notre deuxième saison, nous avons renforcé notre cross selling (ventes additionnelles , ndlr) grâce à l’ajout d’articles suggérés sur nos fiches produits. Nous avons également misé sur des contenus vidéo afin de raconter notre histoire, de faire vivre une véritable expérience", expose Valérie Dassier, directrice générale adjointe chez IKKS, citée dans le rapport.


Le showroom virtuel, sur lequel Kenzo a par exemple inséré des vidéos - Le New Black / Facebook

 
Le New Black, qui répertorie plus de 400 marques, estime que le marché se projette "vers un modèle hybride en insufflant plus d’émotionnel et de vivant dans le wholesale digital pour offrir une expérience d’achat enrichie". Les marques ont de plus engagé des investissements financiers et humains pour proposer davantage de contenus vidéo ou web pour le grand public et pour ces plateformes, qui ont chacune leurs propres formats. Ces éléments visuels sont également transmis aux détaillants, qui sont en effet demandeurs pour animer leurs sites web et/ou réseaux sociaux.
 

Les marques face aux nouvelles exigences des acheteurs



Economiquement, la pandémie a fragilisé de nombreux commerçants de mode indépendants, dont 80% d’entre eux se disent inquiets pour la pérennité de leur activité, selon un sondage de la Fédération nationale de l'habillement (FNH) mené en décembre dernier.

Yves Casile, le directeur général de la marque Nathalie Chaize, a exposé sur le salon Who’s Next en janvier, notamment poussé par la perte de clients multimarques, qui ont décidé -ou été contraints- de fermer boutique. Il est aussi obligé d’accepter des conditions plus souples pour continuer de travailler avec certains détaillants: "On nous demande de plus en plus de reprendre les invendus en fin de saison… On ne peut pas le refuser aux clients avec qui on travaille depuis dix ou quinze ans". Mais cette concession peut affecter les comptes d'une entreprise.

Chez Chloé Stora, on observe que les acheteurs sont désormais prêts à dépenser à nouveau, mais restent frileux sur les budgets: "Avant, ils commandaient en général un stock important d’un coup. Maintenant, ils ciblent des petites quantités, et demandent des réassorts au cours de la saison. Mais dans notre organisation, nous avons besoin de prévoir en amont ce que l’on doit produire, au plus juste! On essaie de les sensibiliser au fait de passer une commande importante au démarrage." L’écueil pour la griffe parisienne serait de se retrouver avec trop de stock en fin de saison.

Fast-fashion versus articles permanents



Les marques sont aussi invitées -voire incitées- à proposer des nouveautés tout au long de l'année, notamment par les plateformes BtoB en plein essor que sont Ankorstore et Faire, qui entendent afficher des catalogues régulièrement actualisés.

Le ‘pronto moda’ (qui implique la livraison directe des vêtements présentés aux acheteurs) tire aussi son épingle du jeu dans ce contexte. "Avec le Covid-19, c'est plus simple pour nos clients de travailler avec nous que de s'engager sur des commandes à six mois. Il y a eu un rééquilibrage des budgets d’achat en ce sens", observe Sophie de Luca, directrice administrative et commerciale France du groupe de mode italien Imperial.


Silhouette homme et femme proposées par Misericordia - DR


Réflexion tout autre pour la marque premium Misericordia, qui fabrique ses produits dans son propre atelier au Pérou: elle a remis à plat son modèle et délaissé le wholesale pour un temps, préférant se concentrer sur ses boutiques et le développement de son e-shop. Ce qui a complètement modifié sa façon de travailler. "Auparavant, je devais présenter chaque saison un lot de nouveautés, d'exclusivités. C'était énormément de pression. Le fait de basculer sur un modèle majoritairement en direct me permet de faire vivre certaines pièces plusieurs saisons", indique son fondateur Aurélyen Conty.

C'est le consommateur final qui a dicté ce choix de continuité: "Mes clients n'achètent pas toute une collection d'un seul coup. En revanche, une pièce qui leur a plu peut toujours leur plaire un an plus tard... A présent, je propose environ 50% de produits pour la saison et autant d’intemporels, cela permet aussi de réduire considérablement la part des produits soldés, poursuit le dirigeant. Certains détaillants sont sensibles à cela, car cela permet de travailler une pièce forte et identifiable plus longtemps", poursuit le dirigeant, qui a repris le contact avec les acheteurs lors du salon View, fin janvier à Paris.

Durabilité et créativité attendues au tournant



De nombreuses griffes mettent ainsi en avant le caractère durable de leur collection, ou de leur entreprise, comme atout pour séduire les revendeurs, dont les attentes sont de plus en plus grandes en la matière. "Nous avons une charte ‘green’ d’achat avec plusieurs critères: made in France, matières recyclées, upcyclées, bio, label Oekotex, fabrication (label fairtrade)", indique un acheteur indépendant dans l’étude Le New Black, qui relaie aussi l’exigence du grand magasin Printemps, qui, comme les Galeries Lafayette, impose désormais aux griffes d’entrer dans un référentiel écoresponsable. "Les marques sont évaluées sur 9 thèmes et 22 critères. Pour obtenir le label, elles doivent atteindre une note minimale de 30 sur 100 à cette évaluation", précise Stéphane Roth, le directeur général marketing et communication du groupe Printemps.


Lauren Vidal, automne-hiver 2021/22 - DR

 
Dans le but de se démarquer parmi toutes les collections femme présentées sur le dernier salon Who’s Next, la griffe Lauren Vidal a choisi de miser sur des pièces plus visuelles, au parti pris stylistique plus tranché. Un risque devenu obligatoire, selon sa dirigeante Révital Vidal: "Dans un climat de crise, c’est la créativité qui fait la différence. D’ailleurs, sur cette session dont la fréquentation a été assez calme, nous avons tout de même rencontré de nombreux nouveaux clients."

Un effort de singularisation est en effet attendu par les détaillants. Alexandre Melkonian, qui dirige les marques Fuego et Ananke (fédérant 500 clients dans le monde), constate que les boutiques vont désormais "chercher des pièces clés dans chaque marque. Elles attendent une sorte de spécialisation. Nous sommes forts sur la maille et la pièce à manches, donc nous développons notre proposition avec de la couleur, un travail sur le bien-aller... Nous continuons de proposer des silhouettes, mais là où nous avions par exemple cinq pantalons, nous ne nous concentrons plus que sur deux bons produits".

Dans cette période de bouleversements, qui a entraîné de logiques remises en question, les marques comme les acheteurs ont su faire preuve d’adaptation, malgré quelques points de frictions. Une nécessaire souplesse pour continuer d’animer le marché du prêt-à-porter.

*Etude qualitative résultant de dix interviews réalisées fin 2021 dans trois circuits de distribution: grands magasins, indépendants et réseaux de magasins multimarques

Marion Deslandes (avec Olivier Guyot)

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