Traduit par
Clémentine Martin
Publié le
30 janv. 2023
Temps de lecture
9 minutes
Télécharger
Télécharger l'article
Imprimer
Taille du texte

Iris van Herpen: "La mode doit proposer des visions de la féminité imaginées par des femmes"

Traduit par
Clémentine Martin
Publié le
30 janv. 2023

La créatrice néerlandaise Iris van Herpen fait figure d’oiseau rare dans le monde de la mode. Cette designer passionnée de technologies et d’innovation a fondé sa firme éponyme en 2007 et signe systématiquement des pièces surprenantes, présentées pendant la semaine de la Haute Couture. Un talent qui lui a permis de consolider sa maison de mode indépendante autour d’une esthétique onirico-fantastique, délibérément émancipée des tendances et des contraintes du marché. Une trentaine de personnes travaillent au sein de son atelier, à Amsterdam, et la plupart sont des femmes. Dans cette fabrique des rêves, on construit avec délicatesse et patiences des pièces sur-mesure, commandées par des clientes originaires d’Europe, des États-Unis, du Moyen-Orient et d’Asie.

À l’occasion de la présentation de sa dernière collection pendant la semaine de la Haute Couture, à Paris, FashionNetwork.com a interviewé la directrice artistique, âgée de 38 ans seulement. Dans un court-métrage réalisé sous l’eau, elle fait évoluer des nymphes vêtues de silhouettes fluides. Au cours de cet entretien, elle nous parle de créativité et de féminisme à contre-courant, du rôle des femmes dans la mode, de la nécessité de déconstruire les codes archaïques de l’industrie et de la haute couture artistique comme activité à succès. Malgré sa diction paisible, sa voix douce et son halo de mystère, Iris van Herpen sait parfaitement ce qu’elle veut et n’hésite pas à le faire savoir.


La créatrice néerlandaise Iris van Herpen - FNW


FashionNetwork.com: Comment décririez-vous votre dernière collection de Haute Couture? Comment votre collaboration avec Julie Gautier a-t-elle commencé?

Iris van Herpen: Intitulée “Carte Blanche“, elle s’inspire de la prise de pouvoir des femmes. C’est un sujet qui a toujours été lié à mon travail créatif en tant que femme designer. Mais cette saison, j’ai eu envie d’approfondir ce thème d’intérêt général. J’ai réalisé une vidéo avec Julie Gautier, une amie artiste et ballerine, pour aller encore plus loin dans le storytelling de la collection. Elle est très polyvalente, capable de faire mille choses à la fois. J’ai découvert son travail il y a quelques années et il m’a tellement marquée que j’ai su qu’à un moment donné, j’allais vouloir réaliser un projet artistique en commun.

Au lieu de choisir de défiler ou d’organiser une présentation classique, le format vidéo nous a permis de nous immerger, de travailler avec l’absence de gravité et le comportement fluide de l’eau. Cela m’a permis de concevoir une nouvelle façon de structurer les vêtements, en cherchant à obtenir un résultat particulier lorsqu’ils se trouvent dans l’eau. Nous avons commencé à travailler sur les premières idées il y a quelques mois, en partageant des centres d’intérêt et en ayant des conversations très naturelles qui ont finalement débouché sur une collaboration qui a fonctionné de façon très organique. Une fois l’idée de l’eau arrêtée, une grande partie du processus a consisté à faire des tests et à définir les plans de tournage et la chorégraphie adaptée.

FNW: Suite à la pandémie, de nombreuses maisons ont arrêté de présenter leurs collections au format digital. Pour vous, que signifie ce choix de la vidéo?

IVH: Pour ma part, j’ai besoin de liberté face à ce que peut nécessiter une collection. J’adore organiser des défilés et ma prochaine collection sera sûrement présentée de cette manière. Je n’en suis pas encore sûre… Mais pouvoir agir en toute indépendance et en toute liberté me semble fondamental pour répondre aux besoins spécifiques de chaque concept ou projet. Au final, c’est ce qui me paraît le plus logique. Nous sommes dans un domaine créatif et émotionnel, nous ne devons pas nous restreindre à un seul format ou nous imposer de limites.

“Actuellement, il n’y a pas suffisamment de femmes à des postes de direction artistique“



FNW: Avez-vous la sensation que la mode vous donne cette liberté, ou est-ce un secteur où les règles sont plutôt strictes?

IVH: Je crois que c’est un secteur plutôt strict. Les gens ont tendance à conserver leurs rythmes et leurs systèmes… Je crois qu’il faut absolument inciter les autres à sortir de ces carcans bien trop rigides. C’est le fait de pouvoir dépasser ces frontières et créer comme je l’entends qui me donne la liberté à laquelle j’aspire. Pendant la pandémie, nous parlions tous du besoin de repenser les processus, de faire évoluer le système. Les calendriers de collections ont été remis en cause, on se demandait s’il était vraiment utile d’organiser autant de défilés… Et finalement, on dirait que nous avons tous changé, mais que les choses sont revenues en arrière, à l’ancienne normalité. Interroger ces codes me semble être une bonne manière de rappeler ce que nous nous étions dit, d’attirer l’attention en disant, “Eh, les gars! On peut partager notre créativité différemment!“ À nous tous, nous devrions créer un écosystème où la liberté prime.

FNW: Comment vivez-vous votre statut de femme qui propose des idées révolutionnaires remettant en cause le système?

IVH: Évidemment, jusqu’à maintenant, la mode était un secteur clairement dominé par les hommes. Il n’y a toujours pas assez de femmes à des postes de direction artistique et je crois qu’il est important d’être là, de s’affirmer et de faire entendre que nous avons besoin de cette touche féminine. La mode doit proposer des visions de la féminité imaginées par des femmes. C’est un message très important que nous devons absolument transmettre.

FNW: Comment la mode aborde-t-elle le féminisme et la place des femmes actuellement? Comment l’industrie doit-elle continuer à s’ouvrir et s’emparer de certains sujets relatifs aux femmes pour les traiter différemment?

IVH: La mode doit absolument accueillir les femmes en son sein et leur laisser les postes qu’elles méritent. Il faut soutenir les créatrices, et en même temps, il faut intégrer plus de femmes dans les équipes. Il faut prendre des décisions transcendantes qui, progressivement, vont marquer un vrai changement social dans cette industrie. Moi-même, j’ai une grande équipe de femmes et j’en suis très fière. C’est mon humble contribution pour montrer au secteur tout entier que monter des équipes féminines est non seulement possible, mais indispensable. Il faut continuer à visibiliser les problèmes et les injustices, notamment pour développer les concepts des collections ou pour comprendre l’impact du message que l’on veut transmettre.

FNW: D’un point de vue créatif, comment traduisez-vous l’émancipation des femmes?

IVH: Fondamentalement, cela passe par le partage de la créativité et la collaboration, comme j’ai eu la chance de le faire avec Julie pour ce projet. Personnellement, c’est ainsi que je me sens au faîte de ma puissance: quand je peux admirer une consœur, apprendre de son travail et créer quelque chose de plus ambitieux que ce que nous faisons en solo. J’adore les collaborations, j’adore partager mes idées créatives avec d’autres femmes. C’est la façon la plus pure et la plus importante de prendre le pouvoir.


Collection Carte Blanche Iris van Ferpen - Iris van Ferpen


FNW: Qu’avez-vous appris de ce dernier projet d’alliance créative?

IVH: Julie possède une grande force et un grand contrôle de son corps. Elle est capable de descendre à 60 mètres de profondeur en apnée et de rester sous l’eau pendant six minutes. Rien que d’y penser, cela me fait peur! En tant que danseuse, le lien entre son corps et son esprit me paraît fascinant. J’ai moi-même eu une expérience dans le milieu de la danse avant de me lancer dans la mode. Pouvoir repousser les limites de son corps requiert une puissance mentale qui confine à la méditation et éveille mon admiration totale. Pouvoir fusionner nos capacités sous l’eau a été une expérience incroyable.

“Le prêt-à-porter n’est pas la seule voie vers le succès“



FNW: Comment les tissus réagissent-ils sous l’eau? Quelles sont les particularités de ces designs?

IVH: Définitivement, cela n’a rien à voir avec les matières lorsqu’elles sont hors de l’eau. Je ne savais pas que lorsqu’on les immerge, selon la profondeur à laquelle elles se trouvent, les pièces vont avoir tendance à remonter à la surface ou à s’enfoncer plus profondément. Pour éviter qu’elles ne plongent, nous avons installé une plateforme sur laquelle Julie a pu interpréter sa chorégraphie. De plus, en fonction des morphologies, les matières ne répondent pas de la même manière.


 


FNW: Cette expérience a-t-elle été difficile?

IVH: Je dirais que cela a représenté un grand défi, mais Julie est tellement professionnelle que tout s’est bien passé. Nous avons beaucoup travaillé les looks et les finitions des pièces. Au final, j’étais très surprise de l’état dans lequel elles étaient en sortant de l’eau. On ne dirait pas du tout qu’elles ont été immergées à une telle profondeur! Je suis très fière d’avoir relevé ce pari aussi délicat qu’audacieux.

FNW: Vos collections sont généralement très créatives. Envisagez-vous de leur associer des propositions plus commerciales de prêt-à-porter à un moment donné?

IVH: J’ai travaillé le prêt-à-porter pendant très peu de temps, quand j’ai remporté le prix de l’Andam en 2014. Présenter une ligne de prêt-à-porter était l’une des conditions du concours. Ils m’ont beaucoup soutenue. Mais mon langage créatif est beaucoup plus en lien avec l’artisanat et l’innovation. Pour moi, le prêt-à-porter n’avait aucun sens. Les usines avaient beaucoup de mal à comprendre ces deux idées fondamentales pour moi, même si je travaillais avec les meilleures de France ou d’Italie. Nous avons essayé de traduire ces idées, mais ça n’a pas fonctionné…

Même la mentalité est différente, elle n’est pas basée sur l’implication et la minutie. Les objectifs font passer la quantité avant la qualité et je vois les choses complètement différemment. Je me moque de vendre 1.000 pièces ou non, mon travail parle du caractère unique de la pièce que nous créons, qui est destinée à durer au moins 200 ans. Je veux proposer des vêtements intemporels, comme des œuvres d’art. Quand je travaillais avec des usines, je sentais que je ne pouvais pas m’exprimer librement, comme si je parlais et que personne ne m’entendait. Je respecte beaucoup ce travail et les processus qui l’accompagnent, mais dans mon cas, je n’arrive pas à le relier avec ma façon de comprendre la mode. Mon langage est différent et consiste à inventer des techniques qu’aucun autre atelier n’utilise dans le monde. C’est un processus extrêmement personnel qui crée une relation unique avec les clientes.

FNW: Pourtant, beaucoup de créateurs indépendants finissent par lancer des lignes de prêt-à-porter pour financer leurs collections créatives. Qu’en pensez-vous?

IVH: D’après mon expérience, il y a parfois une grande incompréhension. Quand j’ai gagné le prix de l’Andam, absolument tout le monde me disait que je devais aller dans ce sens parce que le prêt-à-porter est la seule façon de gagner de l’argent. Mais en réalité, ce n’est pas toujours le cas et beaucoup de designers se voient forcés d’abandonner. Le prêt-à-porter n’est pas la seule voie vers le succès, il y a d’autres façons de réussir. Il faut trouver un chemin qui permet de vivre, mais qui reste en accord avec une volonté créative et une vision de la mode. Pour moi, le succès réside forcément dans ce que l’on crée et qui nous représente vraiment. Rien d’autre ne pourrait me satisfaire. Et il ne faut pas oublier que la Haute Couture aussi est une activité lucrative.

FNW: Qui sont vos clientes?

IVH: Mes clientes sont très différentes et c’est ce qui fait leur beauté. En grande partie, ce sont des femmes, mais j’ai aussi des clients d’autres genres. La fourchette d’âge va de 25 ans à 70 ans. En général, ce sont des personnes passionnées de mode, d’artisanat, d’innovation. Des clientes patientes qui comprennent que les processus de création peuvent prendre beaucoup de temps et que cela fait partie de l’histoire des pièces.

Tous droits de reproduction et de représentation réservés.
© 2024 FashionNetwork.com