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5 mars 2020
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Le financement participatif, rustine ou solution pérenne ?

Publié le
5 mars 2020

Le financement participatif s'est très rapidement imposé comme une rampe de lancement pour les jeunes structures. Mais les marques de mode ont entrepris d'en faire un usage tout autre. Certains y voient un outil marketing efficace pour se bâtir une communauté. D'autres l'emploient comme un dispositif de test pour de nouvelles catégories de produits. Sans oublier certaines marques l'adaptant à la croissante tendance de la production sur demande (relire notre dossier dédié). Mais le financement participatif n'est pas sans avoir ses limites, désormais clairement identifiées, comme nous l'ont expliqué marques et spécialistes.


Shutterstock


Les noms de marques lancées grâce au financement participatif ne manquent pas. De 1083 et Le Slip Français en 2013 jusqu'à la griffe de vêtements en chanvre IFA fin 2019, ces démarches se sont succédées à un rythme exponentiel, à l'image des sacs à main en peau de pommes Ashoka Paris, de la griffe de sacs et chaussures Léo et Violette, des sneakers Perús et les pulls Pirua, ou le maroquinier Louvreuse. Sans oublier les sacs à dos féminins Abordage, les vêtements AIM Expérience, la griffe féminine Les Sublimes, ou encore les chaussures Panafrica et les vêtements bio recyclables pour enfants Perpète pour n'en citer que quelques-unes.

Cette pratique du lancement de marque via les portails de financement participatif n'est en elle-même pas un exercice aisé : "L'un des éléments qu'il faut prendre en compte est que le référencement sur ces sites est aussi complexe que le référencement sur Google", nous explique Yann Rivoallan, cofondateur de The Other Store, qui accompagne une quarantaine de marques mode et beauté dans leur stratégie. "Il faut dès le départ mobiliser ses proches et sa communauté naissante. Car, si personne ne réagit dans les premiers jours de l'opération, vous vous retrouverez tout de suite et durablement dans les limbes des projets listés."

Au-delà du simple lancement de marque, le financement participatif devient aujourd'hui un outil privilégié des marques déjà lancées pour tester de nouveaux produits. C'est ainsi que Cocorico, marque de basiques made in France, entend s'essayer au denim, que le chausseur Krama Heritage a préparé le lancement de sa gamme d'espadrilles, ou que le lunetier Rezin a enrichi son offre d'une gamme de montres. Sans oublier les récentes expériences des marques Ubac et Corail.

Une zone de test et un puissant levier marketing

"Pour que ce type d'opération fonctionne, il faut un produit assez simple pour que la clientèle puisse s'identifier. Surtout, cela permet d'avoir ensuite rapidement des retours sur le produit", explique la créatrice Sakina M'Sa, qui a choisi KissKissBankBank pour lancer sa gamme de "sweet pulls ecofrenchy", quatre pull-overs en coton bio et fabriqués en France.

Pour initier sa ligne de tee-shirts recyclés made in France vendu à prix coûtant baptisée DemocraTee, la marque Hopaal a pris le même chemin via Ulule. "Cela permet de réduire les risques car, sur un nouveau produit, on ne sait pas si on va en vendre 100, 500 ou 1 000", explique Pierrick Libossart, son directeur de la communication. "Cela s'inscrit assez naturellement dans notre activité, qui repose déjà à 40 % sur les précommandes. Dans ce cas, plutôt que de passer par notre propre site, nous avons décidé qu'à produit différent, plateforme différente."


Le Sweet-Pull Ecofrenchy lancé via financement participatif par Sakina M'sa - Sakina M'sa


Mais ces plateformes se prêtent-elles bien à la mode ? Pas vraiment, selon Yann Rivoallan de The Other Store. "Dans la mode, leur forme actuelle prive de la possibilité de proposer une collection, et incite à se concentrer sur un seul produit", explique le spécialiste.

Même réponse du côté de Chloé Bernard, cofondatrice de la marque de lingerie Mina Storm, coutumière de ces opérations. "Ce sont des plateformes généralistes, qui ne se prêtent pas toujours à nos problématiques mode", explique la professionnelle. "Car, dès qu'il s'agit de tailles ou de couleurs, il faut parfois se résoudre à prendre contact ensuite par mail et téléphone. Ce n'est pas du tout comme un site de vente, où le client peut systématiquement rentrer ses impératifs. Pour moi, c'est aux Ulule, KissKiss et autres de s'adapter. Car ces plateformes vont continuer à avoir de l'importance dans la création et le développement de nouvelles marques."

Une certitude qui s'appuie notamment sur l'audience que peut apporter ces plateformes aux marques. Directrice du service entreprise de la Fédération du prêt-à-porter féminin, Priscilla Jokhoo y voit même un réel atout pour les jeunes marques qu'elle conseille. "C'est certes un très bon outil pour tester la réaction face à de nouveaux types de produits", explique celle qui est également directrice du salon Traffic. "Mais c'est avant tout un bon outil de communication. Il permet à chaque nouveauté d'aller chercher des clients en dehors du public qu'une marque a déjà constitué autour d'elle."

Un nouvel outil pour fédérer une communauté



Au-delà du gain d'audience, les plateformes permettraient de resserrer les rangs des acheteurs habituels, en les impliquant un peu plus dans la vie de la marque, explique Pierrick Libossart.

De son côté Sakina M'Sa voit dans les rapports induits par ces plateformes une nouvelle forme d'expérience de la marque offerte au consommateur, complémentaire à celle rencontrée en magasin ou sur un site de vente. "Surtout, ces plateformes nous mettent en relation avec un public qui est par avance habitué à l'idée qu'il faudra du temps pour avoir son produit", pointe Chloé Bernard.

Si la fast-fashion, avec son renouvellement constant de produits, impliquait une clientèle allergique à la frustration et dépendante aux livraisons immédiates des commandes, le financement participatif est le signe d'autre chose : la mode sur demande. On trouve sur ces plateformes participatives généralistes une clientèle fondamentalement différente, prête à acheter des produits de marques inconnues et surtout prête à attendre parfois des mois avant de les recevoir.


L'équipe d'Hopaal a choisi le financement participatif pour lancer son tee-shirt DemotraTee - Hopaal


"Il faut que le produit en vaille la peine pour le client qui va devoir attendre", souligne Priscilla Jokhoo. "Si on m'explique que tel jean recyclé est un projet développé sérieusement depuis quatre ans, je serai prête à patienter. Et ces plateformes ouvrent d'ailleurs la voie à des jolies mix à faire entre précommande et personnalisation".

Chez Hopaal, tout l'enjeu du modèle est de rassurer sur le produit. "Je pense qu'à terme cela va devenir un mode de commande comme un autre, surtout quand la démarche s'inscrit dans une approche RSE", pour Pierrick Libossart. Ce que confirme Sakina M'sa : "On parle beaucoup du consommateur, mais il faut désormais prendre en compte le citoyen, prêt à faire l'effort si le produit répond à ses valeurs."

Un outil de développement ?



Reste que le financement participatif ne se limite déjà plus au simple lancement de produit, avec désormais des marques et enseignes installées se tournant vers lui pour mener leur stratégie de développement. C'est notamment le cas d'Ines de la Fressange Paris, qui a réuni 900 personnes autour d'une opération réalisée sur la plateforme de crowdfunding professionnelle Wiseed afin de financer son développement à l'international. De son côté, le label de denim tricolore 1083 a collecté la somme symbolique de 1,083 million d'euros auprès de 400 épargnants particuliers pour soutenir son projet de mettre sur pied une filière de coton recyclé en France.

Une approche qui se retrouve à moindre échelle avec l'enseigne Sauver le Monde des Hommes, qui a eu recours aux plateformes pour se préparer à devenir la marque Adresse. En 2018, c'est le spécialiste du velours The Cords & Co qui se lançait dans la levée de 2,5 millions d'euros pour financer son déploiement, avec en contrepartie des remises de prix pour ses soutiens financiers.


La marque Mina Storm penche pour le financement participatif afin de lancer son ensemble intégrant une culotte de règles - Mina Storm


C'est donc sans surprise que le financement participatif est envisagé par nombre de labels de mode. "C'est clairement un élément qui revient depuis un moment dans mes discussions avec les marques, et de plus en plus souvent", pointe Priscilla Jokhoo, qui incite cependant les griffes à la prudence : "Quelqu'un qui compte uniquement sur ça pour se développer ne durera pas".

A l'instar des évolutions connues par le secteur de l'habillement, difficile donc pour l'heure d'évaluer à quel équilibre aboutira dans la durée l'introduction de ce nouvel outil. Seule certitude : une nouvelle porte est désormais ouverte vers le consommateur.
 

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