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11 juil. 2019
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Les Fashion Weeks sont-elles devenues incontrôlables ?

Publié le
11 juil. 2019

La Semaine de la mode masculine de Paris, qui s’est achevée le 23 juin, clôturant l’intense marathon débuté trois semaines plus tôt à Londres, a présenté l’un des calendriers les plus riches de ces dernières saisons. A l’affiche, pas moins de 60 shows, contre 56 en janvier et 50 en juin dernier, auxquels s’ajoutaient de deux à trois défilés « off » par jour, contre un à peine les saisons précédentes, ainsi qu’une myriade de présentations, entre collections spéciales ou collaborations, lancements de marques émergentes et autres labels étrangers en quête de visibilité dans la Ville Lumière. Sans oublier les salons et les innombrables showrooms regorgeant de nouveaux noms à faire découvrir, et les présentations en parallèle des pré-collections féminines.
 

Steeven Kodjia a défilé en off avec son label French Deal en clôture de la Fashion Week masculine, juste après Celine - DR


« Cela fait déjà un certain temps que nous notons ce phénomène, mais il s’est accentué ces deux dernières saisons, notamment à Paris, mais aussi à Copenhague, nouvelle Fashion Week qui monte, avec d’innombrables petites présentations, souvent très intéressantes, qui se greffent autour des calendriers officiels. De plus en plus de marques débutantes se lancent avec des capsules ou des collections plus ciblées à travers toutes sortes de formules. Avec le Web, qui leur apporte une visibilité immédiate, c’est devenu plus facile et naturel », constate Maud Pupato, responsable de collection, mode femme, luxe & designers, pour le Printemps.
 
Une frénésie, voire une hystérie, qui se fait sentir surtout à Paris, comme le souligne David Kang à la tête d’Handsome Paris, important acteur du retail coréen qui détient l’enseigne Tom Greyhound : « On peut faire l’impasse sur les autres villes, mais pas sur Paris. C’est LA capitale de la mode ! Un passage obligé pour tous les acheteurs et pour la presse. Les grandes marques étrangères et les petits labels veulent tous y défiler car il y a davantage de visibilité et le marché y est plus important. La Fédération de la haute couture et de la mode reçoit entre 30 et 40 nouvelles candidatures par saison. La concurrence est âpre et il est très difficile d’être sur le calendrier officiel. Du coup, il y a une inflation d’événements parallèles. Je reçois des centaines de sollicitations, mais à la fin de la saison, je ne retiendrai que deux à quatre nouvelles marques maximum. »

Une profusion d'offre à Paris et peu de coordination pour faciliter la vie des acheteurs
 
« A Paris, c’est la folie furieuse ! Il y a une offre énorme, qui dépasse largement le cadre de la Fashion Week traditionnelle. Tout le monde expose dans la capitale française. Il y a une incroyable énergie. A chaque coin de rue, en particulier dans le Marais, on trouve de nouvelles marques intéressantes dans la moindre galerie », s’enthousiasme Beppe Angiolini, de la boutique Sugar à Arezzo en Toscane, en reconnaissant toutefois que « c’est devenu compliqué ». « Avant il y avait une phase précise pour les campagnes de vente. Maintenant tout est mélangé : homme, femme, etc. Chacun présente quand il veut et souvent les dates ne coïncident pas entre les différentes griffes, nous obligeant à revenir à Paris. On loupe forcément des choses. Il faudrait qu’il y ait une meilleure coordination entre tous. »
 
« C’est bien simple, mes quatre acheteurs sont pratiquement toute l’année en déplacement, renchérit Claudio Antonioli, le patron de l’enseigne milanaise Antonioli et cofondateur de New Guards Group (Off-White, Heron Preston, Palm Angels, etc.). Tout le monde présente à des dates différentes, nous faisons sans cesse des allers-retours entre Milan et Paris ! Il y a un manque évident d’organisation. Paradoxalement, les Fashion Weeks se sont raccourcies. A Milan, par exemple, elle ne tient plus que sur quelques jours, mais les marques multiplient les présentations et lancements pour vendre davantage. Nous sommes en face de changements structurels », estime-t-il.
 

En marge du calendrier masculin officiel, la marque Tatras du Japonais Masanaka Sakao a organisé salle Pleyel à Paris son premier défilé international. - DR


Face à la pléthore de propositions, les acheteurs sont contraints de s’organiser. « C’est une course, où il faut tout voir de peur de rater quelque chose, explique la fondatrice du multimarque haut de gamme Montaigne Market, Liliane Jossua. A ce rythme, il faudrait faire 25 rendez-vous dans la journée, estime-t-elle. Nous arrivons à en faire 17 au maximum. Nous ne pouvons plus aller sur les défilés, cela prend trop de temps. Alors qu’avant nous pouvions passer jusqu’à deux heures dans un showroom, désormais nous consacrons 15-20 minutes à chaque visite, qui peut aller jusqu’à 40 minutes pour les griffes les plus importantes. On sélectionne ensuite sur photos. Surtout, il ne faut pas s’emballer sur la première marque, car après on en a encore 200 à voir », poursuit la détaillante.
 
Même constat pour David Kang, qui pour sa part sélectionne beaucoup en amont. « Le rythme est devenu très intense. Plus qu’une Semaine de la mode, c’est un Mois de la mode. Mais pour nous, ce n’est jamais trop. On s’adapte. On essaie de comprendre l’identité et le message de la marque à travers Instagram. Nous échangeons beaucoup aussi avec d’autres acheteurs et partageons nos avis ». « Avec Internet, il est possible d’apprendre et de voir déjà beaucoup sur une marque. Nous nous renseignons aussi avec qui elle travaille et sur sa distribution pour comprendre si elle est compatible avec notre enseigne », ajoute Claudio Antonioli.

Le pari de la Fashion Week homme pour émerger et se faire repérer
 
Pris dans l’engrenage, les revendeurs alimentent parfois eux-mêmes le système. Ainsi le styliste Alexandre Blanc qui, après une longue expérience auprès des grandes maisons, s’est lancé en solo à l’occasion de la Fashion Week féminine de février dernier, s’est vu conseiller de miser plutôt sur la Semaine masculine, positionnée bien avant celle de la femme. « Je lance ma ligne de prêt-à-porter féminin. Mais c’est plus intéressant pour moi d’être prêt avec les pré-collections dès juin, pendant l’homme, de manière à intercepter les acheteurs qui sont à Paris cette semaine-là », nous explique-t-il.

Via les différents formats qui ont bouleversé les Fashion Weeks ces dernières années, entre défilés mixtes homme-femme, shows virtuels, collections "see now buy now" et transferts d’un calendrier à l’autre, le système de la mode vit une profonde mutation. Et avec la montée en puissance du digital donnant la possibilité de voir les nouvelles collections pratiquement en temps réel lors des défilés et d’acheter n’importe quel produit partout dans le monde, la manière de consommer a changé radicalement. Les crises aussi sont passées par là. Les mentalités ont évolué. « Il y a plusieurs clients, qui ne sont plus prêts à acheter un vêtement pour 5 000 à 10 000 euros. Non pas parce qu’ils n’en n’ont pas les moyens, mais parce que nous vivons dans un monde incertain et cela se répercute sur les achats », glisse Liliane Jossua.
 
« Aujourd’hui, on consomme différemment », confirme Maud Pupato. « Les clients sont moins fidèles à une marque. Ils sont plus curieux. Cela stimule les créateurs, qui surfent sur ces clients volatiles, se concentrant sur des collections de niche et mettant en avant leur savoir-faire. La désirabilité naît de tous ces nouveaux labels qui arrivent sur le marché. Le phénomène se nourrit de lui-même, l’offre et la demande se répondant mutuellement. »
 

Autre label présenté en off à Paris, Beni du jeune créateur Daquisiline Gomis - Mia Darbowski


Un contexte, qui a amené les enseignes à faire évoluer leur stratégie, comme en témoigne l’acheteuse du Printemps : « Pour nous, c’est un vrai défi. Dans notre espace créateur Maria Luisa, nous avons beaucoup plus de jeunes labels par rapport à avant car il y a beaucoup de nouveautés à montrer. Cette saison, nous avons fait rentrer un quart de marques en plus. Pour nous, c’est une façon de repenser les achats avec une offre plus dynamique, riche et décloisonnée. Tous ces jeunes talents nous permettent de piocher des pièces ici et là pour composer une silhouette plus étoffée ».
 
Reste que l’arrivée sur le marché de toutes ces marques émergentes a accru la concurrence et multiplié les difficultés pour les nouveaux venus. « N’importe quel créateur de t-shirts présente à Paris. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous positionner sur la capitale. Les acheteurs sont perdus et ont de moins en moins de temps à nous consacrer. Ils sont tellement sollicités qu’ils ne lisent plus leurs mails et n’écoutent plus leurs répondeurs. Si l’on n’a pas une relation privilégiée avec eux, ils ne se déplacent pas. En ce qui nous concerne, nous sommes revenus au système d’antan du porte-à-porte, en allant à leur rencontre », confie le jeune designer Philippe Périssé.
 
« Il est très difficile pour ces jeunes d’avoir de la visibilité. Même avec un investisseur qui les soutient. Il ne suffit plus de faire un défilé et de communiquer auprès de la presse comme autrefois. Les stylistes qui débutent doivent d’abord se créer leur propre communauté, et devraient mettre en place une stratégie commerciale avant de se présenter », analyse Paolo Marsi, copropriétaire du showroom milanais Style Council & Associates. « Chaque saison, 30 % des demandes qui nous arrivent concernent des start-up, qui souvent n’ont même pas effectué une saison. Avec les délais qui se sont raccourcis et les espaces en boutique toujours plus réduits, nous ne prenons plus de nouveaux noms à moins qu’il ne s’agisse de projets spéciaux. Le jeu n’en vaut plus la chandelle », lâche-t-il.

Beaucoup de propositions pour (trop) peu d'émotion
 

« Tous les étudiants de mode rêvent de devenir des créateurs et se lancent souvent sans même avoir une bonne expérience auprès des maisons. C’est une nouvelle tendance, très marquée depuis trois saisons. Le problème, c’est que beaucoup de ces designers débutants négligent la production et la livraison », note David Kang. « Comme dans toutes les périodes de crise, la créativité est exacerbée. Le digital permet à tous d’exister et de toucher une communauté, mais cela a renforcé aussi les ego. Or, si tu n’as pas de sujet à raconter, le produit est obsolète. Ce qui paye aujourd’hui, c’est d’être authentique », résume la consultante Patricia Lerat. « Tout le monde parle de durabilité, mais ce n’est pas suffisant pour être créatif. Certes, il y a beaucoup de belles collections, mais c’est souvent du déjà-vu. On n’a pas de coups de cœur ».
 
« Le problème, c’est que ces dernières années, nous n’avons pas vu beaucoup de renouvellement du point de vue créatif. Cela manque de nouvelles stimulations. J’ai un peu de mal à trouver quelque chose d’émouvant, qui me touche » lui fait écho Claudio Antonioli. « Aujourd’hui, tout se résume au business, par rapport à la créativité et à l’excitation qui ont fait notre métier. Il y a plein de bonnes collections, mais pas d’effet 'waouh' », renchérit Liliane Jossua.
 
Maud Pupato tempère. Pour elle, les propositions « sont de plus en plus créatives, répondant à de vrais sujets, de la durabilité au no gender. Il y a moins de barrières ». Elle attend néanmoins des jeunes designers, « quelque chose qui soit inspiré par un vrai univers, et une réelle prise de parole ». « Nous ne sommes pas là pour freiner les ardeurs créatives des jeunes. Même s’ils sont de plus en plus nombreux et si, parfois, certains sont à côté du sujet, il y a toujours quelque chose d’intéressant. Chacun d’entre eux nous envoie un message. Laissons-les s’exprimer », conclut le détaillant Beppe Angiolini.
 

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