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18 juin 2020
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Mode et luxe redécouvrent les charmes du téléphone

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18 juin 2020

Le bon vieux téléphone reprend du service. Délaissé ces dernières années au profit des mails et autres SMS ou WhatsApp télégraphiques, ce traditionnel appareil revient sur le devant de la scène. Le confinement a, en effet, poussé les marques à user de nouvelles approches, comme celle de l’appel direct, pour reprendre contact avec un consommateur, encouragé lui aussi à prendre son combiné en cette phase de post-Covid-19 pour appeler le magasin dans lequel il n’a plus très envie de se rendre.


Le téléphone reprend du service dans la mode - DR


Ainsi, depuis le déconfinement, plusieurs marques encouragent fortement leurs clients à appeler directement en boutique pour fixer des rendez-vous personnalisés sur place, ou se faire conseiller au téléphone par des vendeuses métamorphosées en personal shopper.

"En ce moment, on note que l’espace de vente physique s’apparente de plus en plus à celui d’un atelier avec un service rassurant et une gestion de la relation client évoluant vers une logique de rendez-vous one-to-one avec un magasin réservé à la cliente autant que faire se peut", observe Emanuela Prandelli, directrice du Master en Fashion, Experience & Design Management (MAFED) auprès de l’école milanaise SDA Bocconi. 

"Dans ce contexte, le téléphone redevient un outil clé pour consacrer une attention personnalisée au client. Le classique appel téléphonique était passé de mode au profit d’événements et de stratégies d’engagement plus cool. Il est désormais valorisé car c’est le véhicule privilégié pour créer un contact individuel, surtout dans le monde du luxe envers les clients VIP, qui en termes d’achats, font la grande différence en ce moment", analyse-t-elle.
 
De fait, les marques n’ont pas attendu la fin du confinement pour s’activer au bout du fil. Parfois compliqués ou défaillants, les outils vidéos et numériques de partage, tel Zoom, ne sont pas parvenus à se substituer au téléphone, apparaissant même comme lassants au bout de quelques semaines, bien vite synonymes de conférences ou réunions à répétition.
 

"Le meilleur moyen pour retisser du lien"



"Finalement le téléphone est apparu comme le meilleur moyen pour retisser du lien, aussi bien au sein des équipes, que vers les consommateurs. Par ailleurs, le Covid-19 a rendu absolument nécessaire d’aller chercher les clients locaux, et quoi de mieux que de prendre son agenda ? Le téléphone reste un outil promotionnel privilégié. Plusieurs maisons l’ont testé durant cette période, leurs vendeurs reprenant contact et engageant par ce biais les clients pour réaliser des ventes", nous explique Jean Révis, expert en luxe cofondateur du cabinet conseil MAD.
 
Dans une récente étude, le cabinet met en avant la généralisation du clienteling. "La personnalisation est aussi celle de la relation, et comment mieux la nourrir qu’en la personnifiant. Pendant le confinement en Chine, l'un de nos clients nous indiquait que les maisons de luxe dans son mall réussissaient à préserver jusqu’à 40 % de leur chiffre d'affaires parce qu’elles appelaient tous leurs clients, un par un, au téléphone ou sur WeChat. Les grandes boutiques parisiennes de l’avenue Montaigne le savent bien. Après les attaques terroristes de l’hiver 2015, le trafic s’est effondré, et les ventes ont aussi été faites par téléphone. Dans des boutiques potentiellement sans trafic de façon régulière, les équipes vont devoir systématiser de nouvelles approches – et il faudra les former, ajuster les indicateurs clés de performance (ICP), réorganiser le travail".
 

Les horlogers-joailliers ont notamment utilisé leur téléphone durant la pandémie - Comptoir-Italie.com


Autre exemple, celle d’une maison d’horlogerie joaillerie au Moyen-Orient, inquiète d’enregistrer mi-mai, soit quinze jours après la réouverture des boutiques de la région, quatre à six fois moins de clients par rapport à l’an dernier, ceux-ci étant encore réticents à se rendre dans les centres commerciaux. Situation d’autant plus préoccupante en période de Ramadan, où il est d’usage de multiplier les cadeaux.

"Cette maison nous confiait avoir mis en place un système de vente à distance, pour sauver ce moment commercialement clé dans la région. En un temps record, les équipes se sont organisées pour lancer une campagne de clienteling, présenter les pièces sur catalogue numérique et vendre grâce à un tout nouveau système d’encaissement (lien de paiement ou transfert bancaire), ce qui a même permis de gagner de nouveaux clients", rapportent les auteurs de l’étude.

Very, Very, Very Important Person


 
Hong Kong s’est illustré aussi en la matière. Le marché du luxe y a accusé depuis l’an dernier l’effondrement du trafic, local et touristique chinois, ce qui l’a en quelques sortes préparé à mieux affronter la crise du Covid-19 en "développant des expériences locales fortes et très haut de gamme, tout en respectant les contraintes de budget et d’exécution locale. Le fait de prendre ne serait-ce que de simples nouvelles de leurs clients de manière personnalisée durant le confinement a débouché sur de belles prises de commandes pour certains", souligne l’étude.
 
Dans ce contexte les grands vendeurs se sont particulièrement attachés à leur téléphone. Ces vendeurs si spéciaux du milieux de l’horlogerie-joaillerie, qui cultivent une relation quasiment d’amitié avec les quelques "Very, Very, Very Important Person" constituant leur clientèle dont ils connaissent tout de leur vie, se sont idéalement illustrés durant la pandémie.
 
"A titre d’exemple, une marque d’horlogerie nous racontait comment ses grands vendeurs avaient au plus fort du confinement gardé des liens très forts avec leurs clients (amis ?), en prenant régulièrement des nouvelles, en étant à leur écoute, en leur envoyant des masques... et c’est tout cela qui solidifie les liens futurs. Autre exemple : ce client d’une grande maison, VIP de Wuhan, tellement touché par les échanges avec son vendeur de Hong Kong pendant le confinement, qu’il les a repostés sur Wechat avec des commentaires très élogieux", décrit MAD. 
 
Ces grands vendeurs vont voir leur rôle s’intensifier, d’autant que la baisse des grands événements internationaux ces prochains mois, tels que Baselword et Watches & Wonder, va rendre les relations one-to-one encore plus cruciales pour maintenir le chiffre d’affaires de la haute joaillerie et de la haute horlogerie. "Beaucoup de vendeurs se sont mis à travailler comme les grands vendeurs sur rendez-vous, en prenant leur téléphone", glisse Marie Marchant, l’un des auteurs de l’étude.
 

Les consultations personnalisées mises en place par le groupe cosmétique - Clarins.it


"Pour les marques, transmettre aux équipes le savoir-faire de leurs grands vendeurs pourrait être très intéressant, même si cela s’annonce difficile de par la nature unique de leur profil, puisqu'ils sont généralement très indépendants et peu voués au partage et au travail collectif", estime-t-elle. "Il faudra bien sûr adapter les pratiques à un environnement boutique (et non sur un yacht ou dans un loft) et à un flux plus intense, mais s’inspirer de l’esprit de ces relations si particulières créées par les grands vendeurs peut être une voie très riche pour l’horlogerie & joaillerie".
 
"Un très bon vendeur arrive à créer une certaine proximité avec son client pour oser l’appeler et l’engager. Ce rapport est courant dans le monde du luxe. Or, avec la pandémie, on a vu ce lien et la technique du clienteling se développer et se renforcer aussi désormais au sein de marques et d’enseignes positionnées dans le moyen haut de gamme. C’est la grande différence", pointe Jean Révis.

Cela s’est vérifié notamment dans le secteur de la beauté où, les vendeuses ont appelé directement leurs clients pour leur proposer des conseils, souvent gratuitement, durant le confinement. Le simple appel ou les conversations virtuelles ont créé une nouvelle opportunité. "Le développement de conversations privées avec les vendeurs, a cimenté confiance et loyauté. Le service client, nerf de la guerre du retail, est peut-être en train de vivre un tout nouveau chapitre de son histoire", note encore le cabinet MAD, qui relève quelques exemples significatifs.
 
"Clarins a mis en place des consultations à l’échelle mondiale, invitant tous ses experts Beauté à proposer des consultations gratuites par téléphone. Lors de séances de 15 minutes, les experts se sont appliqués à délivrer leurs conseils en direct. Que ce soit à des fins d’avant-vente ou d’aide à la vente, l’objectif de conserver la richesse du conseil si cher à la marque a été pleinement atteint. La magie a opéré, parfois dans l’intimité des salles de bain, et des liens authentiques se sont créés. En témoigne l’arrivée massive des clientes fidèles en boutique depuis les réouvertures".

Chanel Beauté a ainsi reboosté sa boutique de New York Atelier Beauté, dont les vendeuses ont proposé des conseils personnalisés virtuels facturés 20 dollars. Là encore avec grand succès.

Les marques indépendantes, qui bénéficient d’une base de fans solides, sont très bien positionnées pour capitaliser elles-aussi sur ces nouvelles envies d’échanges personnalisés, puisqu’elles se sont construites à travers le développement de leur communauté. Dès le départ, elles ont mis le client au centre de leurs préoccupations, davantage que les seuls bénéfices produit.


"Gucci Live" permet de dialoguer directement avec le vendeur via un appel vidéo - Gucci

 
Avec la réouverture des magasins, dont la fréquentation reste fortement ralentie, cette pratique s’est traduite par la transformation du point de vente en une "boutique conversationnelle", telle que la qualifie l’étude. Autre constat, la période de confinement a été l’occasion pour des profils de consommateurs jusque-là peu intéressés d’expérimenter les achats en ligne et fait naître de nouvelles habitudes, qui risquent de s’installer durablement.
 
A côté du téléphone, élément moteur pour amorcer le dialogue, de nombreuses marques ont couplé ces appels avec des nouvelles technologies favorisant la relation-client à distance. Ainsi, en France, les Galeries Lafayette Haussmann ont-elles lancé un service de shopping personnalisé à distance le 22 mai pour rétablir le contact avec leur clientèle, notamment internationale. Celui-ci propose une visite virtuelle en direct, avec un personnal shopper, dans le grand magasin parisien.

MAD cite pour sa part l’exemple du distributeur américain Crédo, qui s’est appuyé sur son service "Credo Live", développé par l’agence anglo-saxonne Hero, via une technologie permettant de connecter instantanément consommateurs et vendeurs à travers un chat vidéo hébergé sur le site internet des marques. Les vendeurs peuvent guider les consommateurs sur des pages spécifiques du site pour soutenir leurs recommandations.

Depuis le début du confinement, "Credo Live" a généré près de 15% des ventes du distributeur, avec un panier moyen supérieur de 30% à 40% à celui du site e-commerce. Les taux de conversion quant à eux ont oscillé entre 20% et 50%, identiques à ceux habituellement obtenus en boutique et en tout cas bien supérieurs à ceux du site e-commerce qui sont habituellement de 2 à 5%.
 
Gucci vient de lancer un service similaire, pour l’instant encore en phase pilote en Europe. La marque phare du groupe Kering souhaite ainsi "renforcer la touche humaine alimentée par la technologie" et "fournir aux clients du monde entier un lien encore plus direct avec la maison". Depuis le début du mois, son centre de service à la clientèle Gucci 9 a lancé "Gucci Live". En cliquant sur l’icône de l’appel vidéo, qui apparaît sous certains produits, les clients visitant le site gucci.com peuvent lancer la chat vidéo les mettant directement en contact avec un conseiller du service clientèle.
 
Ce dernier, disponible pour les renseigner et leur donner tous les détails sur les produits, ne les voit pas mais les entend et interagit avec eux. Gucci 9, qui emploie 400 personnes à travers six hubs, gère cette nouvelle fonction depuis sa structure de Florence (160 personnes), où les effectifs devraient être renforcés. C’est depuis cette structure de 2 300 mètres carrées, restituant l’aménagement des boutiques de la griffe, que le conseiller opère. 
 
 
 

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