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20 avr. 2023
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Nayla Ajaltouni (Éthique sur l'Étiquette): "Dix ans après le Rana Plaza, les mauvaises pratiques reviennent"

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20 avr. 2023

Le 24 avril 2013, l'effondrement de l’immeuble du Rana Plaza, dans la périphérie de la capitale du Bangladesh, Dacca, tuait 1.138 personnes et en blessait plus de 2.000. Au milieu des corps, la découverte d’étiquettes de grandes marques d’habillement choque l'opinion au niveau international. Parmi les ONG reçues par Bercy dans la foulée du drame, Nayla Ajaltouni venait représenter Éthique sur l’Étiquette, qui regroupe une vingtaine de syndicats et d'organisations autour des droits humains des travailleurs*. Dix ans plus tard, la responsable revient pour FashionNetwork.com sur les évolutions positives qui ont suivi la catastrophe, mais aussi sur le “social-washing” demeurant chez de grands noms du secteur.


Nayla Ajaltouni - Ethique sur l'Etiquette



FashionNetwork.com: Quel souvenir gardez-vous de l'annonce du drame du Rana Plaza et de son retentissement ?

Nayla Ajaltouni: Le Rana Plaza était un choc mais pas une surprise. Nos organisations alertaient déjà précédemment sur les conditions de sécurité des usines. On avait déjà chiffré à quelque 700 le nombre de morts dans des effondrements ou incendies d’usines au Bangladesh. Nous documentions déjà la mise en danger au travail par une industrie textile qui avait crû énormément au Bangladesh sans y investir dans les conditions de production. La course débridée à la production avait amené à mettre des usines dans des bâtiments qui ne sont pas faits pour cela, comme le Rana Plaza, un immeuble destiné à des bureaux qui n’a pas pu résister aux vibrations des machines textiles.

FNW: Comment avez-vous perçu la réaction des marques dans les mois suivants ?

NA: Il faut savoir qu’avant le drame, les organisations faisaient le tour des grandes marques internationales pour leur faire signer l’accord sur la sécurité et prévention des incendies au Bangladesh. Avant le Rana Plaza, aucune grande enseigne n’avait accepté de s’engager dans un contrat jugé trop contraignant. Il a fallu la pire catastrophe de l’industrie textile mondiale pour qu’elles répondent enfin à cette proposition de la société civile.

Le Rana Plaza a donc illustré l’échec de la RSE (responsabilité sociale et environnementale, ndlr) dont ces mêmes grandes enseignes nous rebattaient déjà les oreilles à l’époque. Les entreprises d’habillement avaient toujours demandé qu’on leur fasse confiance, qu’on les laisse agir dans le cadre de la mondialisation, à travers de simples codes de conduite et audit sociaux. Une position idéologique qu’est venu renverser le Rana Plaza.


FNW : Est-ce que l’impact du drame a aidé à faire émerger, en France, le devoir de vigilance des entreprises ?

NA : Cela nous a permis d’avancer beaucoup plus en France. La loi sur le devoir de vigilance nous a encore pris cinq ans de travail après le drame. C’est la première loi permettant de responsabiliser les multinationales devant les tribunaux quant aux impacts socio-environnementaux de leurs chaînes d’approvisionnement. Difficile à dire quel a été l’impact du drame, mais on ne parlait pas tant que cela du devoir de vigilance avant le Rana Plaza. L’accident est surtout venu appuyer les constats alarmants sur lesquels les ONG se basaient pour demander des réglementations contraignantes. Le Rana Plaza a douloureusement démontré que les ONG n’avaient pas des discours si "déconnectés", malgré les procès en idéologie, radicalité ou gauchisme qu’on leur faisait souvent. L’impunité des multinationales malgré les drames a choqué tout le monde.


Le 24 avril 2013, sauveteurs et proches des employés du Rana Plaza tentaient d'extraire des survivants des ruines de l'immeuble de Dacca - Shutterstock



FNW: Qu’attendez-vous du vote de ce 24 avril sur la “diligence raisonnable” à Bruxelles ?

NA: Le devoir de vigilance était important pour nous, en France, afin que les marques n’aient pas la mémoire courte. Au-delà des “mesures de rédemption” prises après le drame, il faut faire avancer le consensus qui dit qu’il faut de la réglementation contraignante pour les acteurs les plus puissants de la mondialisation.

Mais le vrai enjeu est de pouvoir transformer le modèle économique dans la mode. Il faut rendre coûteux les impacts socio-environnementaux, la fast-fashion, et les modèles économiques prédateurs. Le Devoir de Vigilance était un premier pas, mais nous avons toujours inscrit cette démarche dans une optique européenne. Il faut donc que la directive européenne qui arrive soit la plus ambitieuse possible, et apprenne des drames passés.


FNW : Comment le Rana Plaza a-t-il changé le rapport des marques aux ONG ?

NA: C’est une bonne question, et la réponse est complexe. Les changements se sont faits par étapes, et dépendirent des enseignes. Pour redorer une image écornée, il y a eu volonté de reprendre contact avec les ONG. D’autres ont été poussées en interne par des organisations syndicales qui ont réussi à faire bouger les politiques d’entreprises. Puis au fil des années on a vu des marques du milieu de gamme établir un contact avec les ONG. A contrario, certaines marques et groupes ont misé sur un repli.

FNW: C'est à dire ? Une communication plus verrouillée sur la RSE ?

NA: On a vu arriver la fast-fashion, qui faisait le chemin inverse de ce que l'on espérait, avec des sociétés refusant de rendre des comptes ou donner des informations précises à la société civile, aux autorités ou aux médias. Des enseignes qui en parallèle communiquent massivement sur des sujets RSE bien choisis. H&M et d’autres ont notamment pris le parti d’exploiter les réseaux sociaux pour s’adresser directement au consommateur, en ayant un discours unilatéral sur certains engagements. Mais sans jamais réellement confronter ces démarches à ceux qui sont en mesure de les questionner, de les analyser, ou d’en identifier les manquements.


FNW: Des avancées ont cependant été permises en termes de sécurité des usines...

NA: Il y a eu l’Accord on Fire and Building Safety, depuis rebaptisé International Accord. Il n’était pas opposable devant les tribunaux, et posait les bases de la sécurisation des lieux de production. Cela a permis au Bangladesh de sécuriser selon nos chiffres 1.600 usines, soit la moitié du parc local. Tout cela dans un pays où s'exerce une forte répression de la liberté syndicale, et où l’Accord impliquait une participation des travailleurs à la vérification des lieux de travail.

Cependant, l’Accord fut signé pour cinq ans, et depuis 2018 nous déployons des efforts énormes pour que les marques signataires signent les versions suivantes du document. La dernière version date de 2021 et permet d’élargir le dispositif à d’autres pays, à commencer par le Pakistan.

L’Accord cible les conditions de travail et sécurité, mais sur fond de salaires bas, d’extrême pauvreté et de précarité. Et si le premier Accord au Bangladesh avait réuni près de 200 enseignes, celui au Pakistan n'en a réuni qu’une quarantaine. Cela montre bien que la RSE ne sera jamais suffisante si l’on veut amener des transformations systémiques du secteur. D’où la poursuite de campagnes d’opinion et de dénonciations publiques, pour rappeler les enseignes à leur responsabilité, à l’heure où leur discours sur la responsabilité n’a fait qu’enfler.

"Les marques ont dissocié leurs discours de leurs pratiques"



FNW: La crise sanitaire a amené nombre de marques à annuler ou renégocier unilatéralement les commandes passées à des fournisseurs, laissés en difficulté. Marques qui refusent majoritairement de répercuter la hausse du coût des matières. Signe que les doubles discours restent bien installés ?

NA: Les marques ont clairement dissocié leurs discours de leurs pratiques. On minimise toujours les coûts, et cela pèse sur les fabricants, et de fait sur les ouvriers textiles. Tout cela en verdissant les discours marketing. Le greenwashing et socialwashing ont explosé, avec des enseignes et leurs actionnaires qui refusent de toucher à un modèle économique qui, faute de cadre légal, demeure profitable.

Dix ans après le Rana Plaza, les mauvaises pratiques reviennent, “business as usual”. Avec au mieux des mesures cosmétiques, pour camoufler ce refus d’évoluer réellement. Et cela engendre des monstres comme Shein. L’impunité à un effet d'entraînement pervers, laissant apparaître des modèles de plus en plus prédateurs.


Les secours évacuant une employée du Rana Plaza le 24 avril 2013 à Dacca - Shutterstock



FNW: L’ONG Public Eye publiait en 2021 un rapport sur des ateliers Shein, installés comme le Rana Plaza dans des immeubles non adaptés…

NA: La bascule de la mode s’est faite quand le modèle dominant est sorti de l’aspect savoir-faire pour adopter les codes de la grande distribution. Produire à bas coûts pour vendre plus et maximiser les profits. H&M et Zara ont illustré cette course au profit. Shein réintroduit dans cette approche des modèles archaïques: une myriade de petits ateliers qui vont produire, alors même que l’on tente de développer la traçabilité dans la filière et les conditions de rémunération des ouvriers. Shein, c’est le retour 15 ans en arrière, où l’on ne se pose aucune question, à part celle du coût de production.

FNW: En Chine également, le cas des Ouïghours rappelle la difficulté d’enquêter dans le pays. On sait que des Ouïghours sont envoyés dans les usines à travers le pays, rendant quasiment impossible d’évaluer l’ampleur réelle du travail forcé. Une opportunité pour les marques de nier leur implication ?

NA: Oui, cette difficulté d'accès à l’information offre aux marques une opportunité supplémentaire de se dédouaner. On a des marques qui ne font rien à propos du Xinjiang, déjà, au motif qu’elles ne savent pas jusqu’où remonte leur chaine de production. Ce discours de dédouanement, c’est déjà ce qu’on entendait avec le Rana Plaza. C'est effectivement difficile d'enquêter sur place et c’est notamment ce qui nous a poussés à déposer plainte contre certaines marques pour “recel de crime contre l’humanité”

Mais clairement le capitalisme, sans entrave, aura toujours un coup d’avance. L’impunité est un blanc-seing aux industriels les moins regardants. Et le secteur de la mode a pour moi une double fonction. Il vient d’une part illustrer régulièrement toutes ces dérives. Mais la mode est aussi le laboratoire capable de démontrer ce qu’il est possible de développer comme économie alternative. 


*Ethique sur l'Etiquette regroupe les organisations Artisans du Monde, CFDT, FSU, CGT Consom Action, Solidaires, la Ligue des Droits de l'Homme, Oxfam, Actionaid, Ritimo, Terre des Hommes, Utolep, Solidatité Laïque, Jeunesse ouvrière Chrétienne, le Centre de recherche et d'information pour le développement, la Confédération d'association françaises d'éducation populaire et laïque, et la Fédération Sportive et Gymnastique du Travail.

 

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