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21 nov. 2019
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Pourquoi la joaillerie est une nouvelle terre de conquête pour les acteurs du luxe

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21 nov. 2019

Jamais comme aujourd’hui, la joaillerie n’avait autant brillé, suscitant bien des convoitises auprès des grands acteurs du luxe en perpétuelle quête de relais de croissance. En témoigne l’effervescence autour de ce secteur plein de promesses. Mardi, LVMH a mis sur la table 16 milliards de dollars pour s’emparer du bijoutier américain Tiffany & Co. Soit un peu plus d’1 milliard supplémentaire par rapport à une première proposition avancée fin octobre. Un mois plus tôt, Richemont a racheté Buccellati au chinois Gangtai. Sans parler des importants investissements engagés par les maisons de mode pour lancer leur propre ligne de haute joaillerie, à l’instar de Gucci ou Giorgio Armani.
 

Tiffany suscite bien des convoitises comme tout le secteur de la joaillerie - tiffany.com


« Avec la joaillerie, ils cherchent tous l’éternité ! » Cette boutade d’une experte du secteur résume bien l’attrait grandissant suscité par ce segment, qui garde une place à part dans le haut de gamme. La reconfiguration depuis quelques années de la rue de la Paix et de la place Vendôme à Paris, place-forte emblématique pour la joaillerie, est à ce titre significative avec un renforcement notable de la présence des griffes, du lifting de l’hôtel particulier qui héberge Boucheron à l’ouverture de la boutique de haute joaillerie de Gucci en passant par les rénovations et agrandissements (réalisés ou à venir) de nombreuses enseignes telles Van Cleef & Arpels, Cartier, Bulgari ou encore Chopard, avec de façon systématique un accroissement des espaces de vente.
 
Après un ralentissement, suite aux attaques terroristes de l’hiver 2015-16 caractérisé par une chute d’au moins 30 % de la fréquentation, la joaillerie s’inscrit depuis trois ans en forte croissance et promet, en ces temps de conjoncture turbulente, une solidité enviable. En particulier la haute joaillerie, qui est repartie à la hausse avec un bond de 9,7 % en 2017, contre une baisse de 4 % enregistrée l’année précédente, selon Deloitte. Pour Marketline, spécialisée dans les études de marchés, le secteur des montres et joaillerie pesait 61 milliards de dollars en 2017, soit 20,6 % de l’ensemble du marché des biens de luxe.

« Pendant une décennie, cela a été la traversée du désert. Le bijou avait perdu son statut de symbole et son pouvoir d’attraction, alors qu’il y a 20 ans, le cadeau en or était un passage obligé pour tout événement important ou anniversaire», confie le dirigeant d’un grand joaillier. « L’attention s’était déplacée sur les produits technologiques, mais nous assistons depuis quelques années à un regain d’intérêt ». Un retour en grâce confirmée par Federica Levato de Bain & Company : « Ces trois dernières années, les grandes marques joaillières ont surperformé et la tendance devrait continuer en 2019, le décalage s'étant creusé avec l'horlogerie, touchée par une certaine désaffection et la politique anti-corruption menée par la Chine ». 

Un secteur en croissance



Une recherche récente réalisée par PwC à partir des données d’Euromonitor international, avec des chiffres un peu différents par rapport à Marketline, estime pour sa part que ce marché devrait passer de 44 milliards de dollars en 2018 à 55 milliards en 2023. Alors que sa progression a été de 2 % entre 2013 et 2018, elle devrait s’accélérer à +4,6 % dans les cinq prochaines années. Cette hausse sera de 4,5 % pour la joaillerie de luxe féminine, représentant 85 % du marché, et de 5,1% pour l’homme. « Avec les accessoires, en particulier les chaussures, la joaillerie tirera le marché du luxe mondial dans les deux prochaines années, alors qu’il s’agit encore d’une niche par rapport à l’habillement, seul secteur à s’inscrire en recul en 2018 », indique Erika Andreetta, associée chez PwC Italie.
 
« La haute joaillerie profite d’un retour à l’optimisme dans certains pays comme les Etats-Unis, mais aussi en Europe, et de l’augmentation d’une clientèle fortunée, les High Net Worth Individuals (HNWIs). D’une manière générale, on assiste aussi en parallèle à une montée du pouvoir d’achat chez les jeunes générations (Y et Z), attirées par les logos et sensibles à la majeure visibilité acquise par ce segment sur le Web, dans le travel retail ou encore dans les grands magasins, comme on l’a vu avec Bulgari qui a triplé sa superficie chez Harrods ».
 

L'Asie Pacifique est le marché le plus dynamique pour la joaillerie - PwC Euromonitor International


La française Messika vient d’ouvrir aussi dans cette même enseigne londonienne, tandis qu’Hermès a inauguré des espaces dédiés dans son flagship parisien du Faubourg Saint-Honoré et dans plusieurs de ses magasins à l’international. Depuis quelques mois, la plateforme YNAP du groupe Richemont s’est lancée dans la vente en ligne de créations de haute joaillerie. Farfetch s’est également ouvert à cette catégorie de produits cette année, tout comme 24S, qui s’était déployé l’an dernier dans l’univers du bijoux et de la joaillerie fine.
 
« Plus visibles, les bijoux sont devenus également plus attrayants grâce à une gamme de prix élargie. Entre la bijouterie et la haute joaillerie, la catégorie ‘demi-fine’ ou ‘bridge jewelry’ avec des produits en argent sterling ou en or vermeil, a pris de l’ampleur ces cinq dernières années, en raison de la hausse des prix de l’or et des changements de comportements d’achat des consommateurs, qui mélangent toujours plus mode et luxe », note Erika Andreetta. Qui pointe aussi comment, « le segment a su surfer sur la montée du tourisme. Pendant les vacances, les gens aiment se faire plaisir. Les bijoux constituent le cadeau idéal lors d’un voyage, facile à transporter ».
 

Une vision à long terme



« Aujourd’hui, toutes les marques se positionnent sur ce segment et nous assistons à une réelle accélération. D’un point de vue stratégique, pour les grands groupes notamment, la joaillerie et la haute joaillerie constituent un vrai relais de croissance, qui permet d’équilibrer son portefeuille de marques, autant que de traverser de façon plus sereine des périodes fastes… ou plus difficiles. Les marques peuvent aussi toucher un nouveau public, plus vaste, car avec des centres d’intérêts quelquefois fort différents par rapport au consommateur de mode », analyse l’ex-directeur général de France, Benelux, Suisse de Tiffany & Co., Fabrice Gautron.
 
« Ce client, qui a les moyens de ces achats, va permettre aux maisons de se constituer une base d’acheteurs, qu’elles vont pouvoir entretenir, récompenser et fidéliser sur le long terme. Avec cette base de données nouvelle et/ou renforcée, les maisons peuvent ensuite vendre à cette clientèle leurs produits en mode et en accessoires », poursuit-il.
 
Le business de la haute joaillerie est également plus solide. « Il y a davantage de rétention avec cette clientèle très spécifique, mais en augmentation constante lorsqu’elle est approchée par les bons codes. Du point de vue des collections, il y a beaucoup moins de cycles par rapport à la mode. C’est donc une garantie de résultats plus réguliers. Les marques peuvent ainsi tabler sur des croissances stables et pérennes et procéder à des investissements encore plus raisonnés », glisse le manager.
 

Cartier a totalement rénové sa boutique place Vendôme en mars dernier - Cartier


Autre constat, la bijouterie-joaillerie est un marché encore fortement morcelé et peu « brandé », offrant ainsi un grand potentiel aux griffes désireuses de gagner de nouvelles parts de marché. « Seul 12% du marché mondial de la joaillerie est contrôlé par des grandes marques ou des joailliers connus du public. Il y a un marché fertile encore à explorer et qui peut offrir des gains importants. Depuis quelques années sont apparus de nouveaux acteurs comme les maisons de mode, mais nous ne craignons pas cette concurrence », soutient Simona Zito, directrice générale de Chopard Italie.
 
L’historique maison suisse, aux mains de la famille Scheufele depuis 1963, l’un des rares groupes indépendants à être resté sur le marché, a su affronter en effet les défis du secteur en investissant sur le développement durable avec des produits en or 100 % certifié et en diversifiant son offre. « Nous avons rajeuni notre clientèle en développant, aux côtés de nos classiques, une ligne plus accessible et proche des tendances de la mode. Les jeunes voient le bijou comme un accessoire de mode, à porter tous les jours, et non à cacher dans un coffre ! Ils veulent aussi des produits iconiques et reconnaissables », explique la manager. 
 
« La joaillerie est restée segmentée car cela a toujours été un business de contacts et de relations privées, privilégiant un rapport de confiance. Ce marché est encore dominé par des spécialistes, des opérateurs individuels, tels des petits commerçants joailliers ou des entreprises familiales, qui sont en train d'affronter le passage générationnel dans un contexte économique difficile », renchérit Francesca Di Pasquantonio, responsable du secteur luxe pour l'unité de recherche de Deutsche Bank.
 
« Il y a dix-quinze ans s'est accélérée la rupture de ce modèle permettant aux marques de pénétrer désormais jusqu'à 20 % du marché. Il y a donc un intérêt évident pour la  joaillerie, mais aussi pour ce que l'on peut en faire », conclut-elle. D’autant que les grands opérateurs se comptent sur les doigts d’une main avec en tête les deux géants, Cartier et Tiffany & Co., et que la transformation amorcée par ce secteur, resté jusqu’ici relativement traditionnel, vient de débuter.

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