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3 janv. 2023
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Visions de décideurs : le point 2022-23 avec Pierre Talamon, président de la FNH

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3 janv. 2023

Pour débuter 2023, FashionNetwork.com a proposé à des dirigeants du secteur de la mode et du luxe de livrer leur ressenti sur l'année 2022 qui vient de s'achever, mais aussi leurs appréhensions et espérances pour l'année 2023. Aujourd'hui, le regard de Pierre Talamon.

Elu en juin 2022 à la présidence de la Fédération nationale de l’habillement, Pierre Talamon a fait carrière comme gérant de boutique et créateur de mode masculine (il a fondé sa marque dans les années 90), et a travaillé en parallèle pour le cinéma ou la télévision. La fédération qu'il représente défend les intérêts des commerces indépendants du secteur prêt-à-porter et textile, rassemblant en France 30.000 points de vente et fédérant près de 78.000 emplois.

Pierre Talamon revient sur une année 2022 marquée, sur la scène mode, par la robe-spray signée Coperni ou, de manière plus pragmatique, par la hausse du coût des loyers commerciaux. Pour 2023, il en appelle à un "plan Marshall" pour remettre à niveau un secteur de la mode malmené ces dernières années par une succession de crises.


Pierre Talamon - FNH


FashionNetwork.com: Quel a été pour vous l'événement marquant de cette année? Et pourquoi?
 
Pierre Talamon : L’année 2022 est indéniablement marquée par l’invasion de la Russie en Ukraine plongeant le monde, qui peine encore à sortir d’une pandémie gravissime, dans une crise internationale chargée de drames humains, doublée d'une crise alimentaire et énergétique dont nous mesurons les conséquences aujourd'hui.

J’ai participé à la RFW (Russian Fashion Week) il y de nombreuses années. J’avais été frappé par la proximité culturelle de nos délégations de créateurs de mode et la jeunesse moscovite. Quelle tristesse immense de voir aujourd’hui cette jeunesse envoyée de force à la guerre et l’Ukraine devoir se défendre contre des atrocités commises sur son territoire et contre des bombardements incessants.  
 
FNW : Dans votre organisation, quel a été le principal motif de satisfaction?

PT : En plein contexte inflationniste, c'est d’avoir pu limiter la hausse des loyers commerciaux à 3,5% sur une année et sans rattrapage possible. Mais le combat est loin d’être terminé: certains baux commerciaux peuvent échapper à cette règle selon l’indice de référence sur lequel ils sont basés. Des indépendants, malgré les fermetures administratives, ont dû continuer à payer leurs loyers et leur cause n’a pas été entendue par la Cour de cassation. De même, il n’est pas normal que la taxe foncière soit supportée par le commerçant et non pas par le propriétaire. Le combat n’est pas gagné: il faut revenir à des montants de loyers raisonnables car le commerce de proximité est indispensable à la ville et à l’interaction humaine qui la fait vivre. Les commerces redonnent l’attractivité et le dynamisme indispensables aux centres-villes et à leurs périphéries.    

FNW : Quel est le créateur, le défilé, le produit ou la campagne qui vous a marqué cette année?

PT : Je répondrais: Sébastien Meyer et Arnaud Vaillant de la marque Coperni, qui ont créé la robe en spray porté par Bella Hadid. Intéressant pour l’innovation et l’idée de l'éphémère qui caractérise la fragilité et l’incertitude du monde d’aujourd’hui.
Pour le défilé, ce serait Dior homme automne-hiver 2023 par Kim Jones à Gizeh en Égypte, devant les pyramides: beauté et fluidité de la matière devant les pyramides éternelles. 
 
FNW : Quelle est l'initiative ou innovation durable ou sociale que vous retenez?
 
PT : La responsabilité élargie du producteur dans la gestion des déchets textiles. Même si peu d’adhérents sont concernés par cette démarche (il faut être le premier à mettre le produit sur le marché français), elle a le mérite de mettre l’accent sur la durabilité du vêtement comme étant un élément indispensable. L’environnement est un thème de société majeur et incontournable. Il n’y a pas de planète B.

Les adhérents de la Fédération nationale de l’habillement concernés (créateurs, détaillants fabricants ou importateurs directs) écoulent chacun moins de 10.000 pièces par an. Nous demandons une déclaration simplifiée auprès de Re-Fashion, notre éco-organisme, afin de ne pas transformer cette initiative en usine à gaz.

Le coût des démarches administratives pour démontrer la durabilité des vêtements et prétendre à une prime d’éco-modulation sera trop lourd à supporter pour les TPE/PME. Elles seront de facto soumises à des contributions équivalentes à un malus! Ce sont les gros pollueurs qui devraient prendre l’addition en charge et être ciblés par cette éco-contribution à la hauteur de leur responsabilité, à l'image de la fast-fashion qui emploie dans des pays où la main-d’œuvre est exploitée et où les usines tournent à plein régime au gaz ou au charbon. Il faut une relation différente à la consommation: plus réfléchie, plus responsable et qui repositionne la notion de valeur.
 
FNW : A titre personnel, qu'est-ce qui vous a donné le sourire en 2022?
 
PT : A chaque fois que j’ai terminé de créer une collection, un vêtement! Une belle idée de création me donne le sourire et m’encourage à continuer.

FNW : Pour 2023, selon vous, quel challenge majeur attend le secteur? 
 
PT : Tout simplement tenir bon et c’est loin d’être évident! Le secteur de la mode va devoir faire face aux transitions numériques, énergétiques, écologiques tout en préservant son outil de travail, d’amont en aval. Cet outil est largement endommagé par la période Covid, le télétravail qui entraîne aussi un nouveau mode de consommation, les grèves, le remboursement des PGE (prêts garantis par l'Etat), très lourds pour certains, ainsi que le rattrapage des cotisations sociales pour les travailleurs non salariés du secteur. Le secteur n’atteint pas le niveau d’avant-crise et les difficultés citées, doublées de la crise énergétique qui impacte gravement le coût des matières premières et les coûts de production, ne peuvent pas être répercutées sur le prix de vente des vêtements en boutique, sous peine d’invendus.

FNW : Et votre entreprise et organisation? 
 
PT : Garantir des pratiques commerciales toujours plus vertueuses. Cependant, Il ne faudrait pas que les indépendants soient les seuls à les appliquer. Un produit de qualité vendu à son prix juste toute l’année, accompagné par un changement de mentalité, me semble indispensable. Le véritable point de rupture serait-il de mettre fin aux soldes et aux opérations de promotions quasi permanentes?

Le sens de l’Histoire nous mène vers moins de consumérisme pour plus de qualitatif. Si les grands groupes, les grands distributeurs ne jouent pas le jeu, n’accompagnent pas sérieusement cette mouvance, nos efforts seront vains. Toutes les typologies de commerces et organisations diverses doivent s’accorder sur ce sujet. Vouloir élargir la responsabilité aux producteurs (REP) ne sert à rien si cette responsabilité vertueuse n’est finalement pas partagée par tous les acteurs commerciaux.

Nous souhaitons réunir les forces créatrices, productrices et commerciales du secteur. Les fédérations et organismes du monde de la mode sont isolés les uns des autres, ce qui est dommageable pour mener des actions communes fortes. Il faut aujourd’hui rassembler ce qui est épars: la filière mode doit être considérée dans son ensemble, de la création à la production, jusqu’à la vente.

En outre, dépassant largement le simple acte d’achat, la boutique est devenue un lieu d’échange et de vie tout en organisant aujourd’hui sa survie. Ce commerce de proximité, indispensable à notre société, a toute sa place, mais dans quelles conditions?

FNW : Quel est votre souhait pour cette nouvelle année?
 
PT : Depuis plusieurs années, le secteur de la mode vit des moments très difficiles, qui se sont enchainés. Il faut un accompagnement adapté des pouvoirs publics, un véritable « plan Marshall » pour remettre à niveau le secteur de la mode. La FNH est l'organisation professionnelle représentant 30.000 magasins indépendants de l’habillement textile. Ils produisent 12 milliards de chiffre d'affaires et permettent à 78.800 employés de pouvoir y exercer leurs métiers.
À l’instar de la gastronomie française, la mode française qui s’exprime à travers nos vitrines fait partie de notre identité nationale et participe pleinement au rayonnement international de notre pays. Faisons en sorte que le marché de la mode, mais aussi la création et le savoir-faire français, mis à rude épreuve aujourd’hui, puissent perdurer, voire même progresser.

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